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Journal de Sisyphe (30)

16 Juin 2013 , Rédigé par Asoliloque Publié dans #journal, #sisyphe, #écriture

Les Ramblas charriaient leurs containers remplis d'immigrés éphémères vers la mer. Sur l'artère la plus célèbre de la ville, on entendait des français, des anglais, des italiens, des chinois, des allemands, dans un gigantesque simulacre de partouze multiculturelle où le pognon aurait remplacé le sexe. En fait, il ne manquait que les espagnols, lassés de ce va-et-vient ininterrompu des touristes au milieu des caricaturistes.

Je sais pourquoi je ne pourrais pas habiter Barcelone. Pour la même raison que le couple me terrifie. A savoir la quasi certitude de me lasser et de ne plus rien voir. Quand on commence à s'habituer à la beauté, c'est qu'il est temps de se foutre en l'air. Ou à défaut, de changer d'air. C'est peut-être sur ce point qu'Anna me fascine le plus. Même quand je m'ennuie, elle ne m'ennuie pas.

 

Si la barceloneta est mon quartier préféré, les plages qui le séparent de la Méditerranée sont aussi merdiques qu'ailleurs, car remplies de sable et de gens. Même si nous étions début juin, soit avant l'arrivée massive des vacanciers, il était difficile de se frayer un chemin au milieu des corps luisant de crème solaire transpirante. Rien ne me dégoûte plus qu'une femme entrain de bronzer, et là, il y en avait douze au mètre carré qui réduisaient drastiquement la surface de tissu cachant leur corps pour le faire au maximum profiter d'un futur cancer de la peau. Du coup, avec Anna, on avait l'air con au milieu à rester habillés, mais la dignité est à ce prix. Anna n'offrait que son visage et ses bras au soleil, ce qui ne l'empêchait pas de se plaindre :

- J'ai tellement chaud que je m'ennuie. Ou l'inverse. Les gens, on dirait des boulettes de mazoute.

Je crois que la plage en plein cagnard, ce n'était définitivement pas notre truc. Mais les insolations nous donnaient une bonne raison de picoler, même si nous nous embarrassions rarement de justifications concernant la consommation de boissons.

 

Le soir, les semi-nudistes remballaient leurs serviettes. Des silhouettes prenaient alors leur place à la périphérie et descendaient des pentes creusées dans la pierre sur leur skateboard tandis que d'autres jeunes déchiraient la nuit à l'aide de bolas enflammées, formant des roues incandescentes dans le noir. J'avais déjà vu des scènes similaires à Lyon, mais ici, une énergie supplémentaire sortait de la terre, et venait enrober les petits personnages s'agitant au creux de l'obscurité. Dali, qui n'était pas le dernier pour la déconne, avait cité la gare de Perpignan comme étant le centre du monde, à l'issue d'une « extase cosmogonique ». Pourquoi un pur catalan espagnol comme lui avait-il eu besoin de passer la frontière alors que Barcelone offrait toutes les certitudes en matière d'ancrage au milieu de l'univers ? Sûrement son côté surréaliste qui l'empêchait d'être trop consensuel.

Nous sommes restés quelques temps assis face à ce spectacle étrangement silencieux. Chacun était concentré sur sa tâche, tout juste le grattement des roues en gomme sur le bitume rappelait que le temps continuait de se dérouler. De temps en temps, un sportif se cassait la gueule, mais aucun rire ou sifflement ne venait souligner l'acte de négligence.

Anna a craqué une allumette pour allumer sa clope, répondant aux pyromanes faisant le show à quelques mètres de nous. J'avais l'impression d'être à un point d'eau dans le désert, où carnivores et herbivores signent une trêve de circonstance pour étancher leur soif. Sauf qu'ici, on avait tous soif de feu.

 

J'avais très peu d'avantages sur Anna concernant la ville, mais je connaissais un petit bar restaurant qui pourrait nous convenir. Il ressemblait à une cave creusée sous un escalier, et l'intérieur ne laissait pas espérer un grand effort sur la décoration. Mais existe-t-il vraiment des gens qui se soucient de la décoration ?

 

- Laisse-moi commander.

- Hors de question. Je n'ai jamais laissé personne commander à ma place.

- Oh, ça, je n'en doute pas. Tu me fais confiance ?

- Essaye pas de m'avoir à l'affectif.

- Je ne peux t'avoir qu'à l'affectif. Je suis sûr que tu es plus forte que moi en combat rapproché.

- Craintes probablement justifiées.

- Alors ?

- Vas-y.

 

Quelques minutes plus tard, on nous apportait des quartiers de pamplemousse dans une assiette.

 

- C'est quoi ce bordel, tu me prends pour une connasse au régime ?

- T'as fini de te plaindre, un peu ? Mange.

 

Anna s'est exécutée, puis a lâché, avec toute la classe dont elle bénéficie au quotidien :

- Ah les enculés...

 

Mais ce n'était pas prononcé sur un ton outré, plutôt avec l'air de celle qui est surprise d'être ravie.

Dans ce bar, on servait les pamplemousses gorgés au gin, spécialité de la maison. J'avais toujours ignoré comment ils s'y prenaient, peut-être avec des petites seringues. Anna, visiblement, se foutait pas mal du pourquoi du comment.

 

La nuit était déjà longue quand nous avons quitté, titubant, le repère miraculeux. Anna s'était gardé le mot de la fin :

- Tu sais quoi ? Je crois que j'ai jamais autant bouffé de pamplemousses dans ma vie.

 

  

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