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Journal de Sisyphe (31)

20 Juin 2013 , Rédigé par Asoliloque Publié dans #écriture, #journal, #sisyphe, #espagne

Un des plus beaux mots qui existent est « échancrure ». Il porte en lui autant d'espérance que de frustration. Il naît d'une inspiration pour terminer dans une gorgée serrée. Il résume ainsi toute notre existence.
Dès ma plus tendre et ennuyeuse enfance, j'aimais faire des listes de mes mots préférés, sans me soucier du sens, juste au son qu'ils laissaient dans l'espace, à l'impact qu'ils faisaient sur mes cordes vocales. Paradoxalement, c'est en commençant à écrire que j'ai vraiment commencé à intégrer leur musique, je comprends ainsi totalement que les compositeurs sourds s'en sortent sans problème. N'existe que ce qu'on se représente dans le crâne. Le reste est du baume pour les sens.

 

Exceptionnellement, Anna avait passé une robe. Je n'avais pas l'habitude de la voir habillée de la sorte, elle s'en tenait généralement au traditionnel jean décomposé. Ce soudain excès de féminité ne l'avait pas empêché de garder aux pieds sa paire de converse, qui semblaient désormais jurer avec le reste de la tenue. J'en avais pour ainsi dire entre peu et rien à foutre, mais je n'ai pu m'empêcher de lui demander la raison de ce changement de tenue seulement réalisé à moitié.

- Tu croyais quoi, que j'allais mettre des sandales ? Des tongs ? Les gens qui montrent leurs pieds en public ne méritent qu'une chose, l'amputation. Tu peux en être fier, tu es le seul à les voir.

- J'ose espérer que ce n'est pas la seule partie de ton anatomie que tu n'offres pas au regard du premier venu.

- Ce que tu peux être possessif.

- Je suis pas possessif, je suis amoureux.

- Généralement, tu attends qu'on ait un peu picolé pour me sortir ce genres d'aphorismes.

 

Il était midi. Nous sortions à peine de l'hôtel. Le programme était le même que les autres jours. Ne rien visiter, ne rien acheter, éviter les zones trop peuplées, chercher sans relâche le petit restaurant qui pourrait nous permettre de bien bouffer et bien picoler à tarif réduit. L'après-midi, nous engagions des promenades aléatoires, nous mangions mêmes des glaces comme des imbéciles, on s'ennuyait agréablement. En soirée, nous reprenions la quête d'un endroit où nous sustenter, afin d'offrir au soleil la possibilité de se coucher dans nos assiettes. Nous nous réhabilitions au manque d'activité, dans l'optique de le faire coïncider avec une certaine idée du bonheur. Nous croisions, même ici, des cadres vissés à leur oreillette bluetooth, parlant dans le vide avec le reste du monde ou peut-être juste à eux-mêmes, ce qui ne faisait pas une grande différence. Le culte de la rentabilité ne les abandonnait jamais. Ils n'avaient pas le temps de se rendre compte qu'ils étaient malheureux, c'était sans doute pour cette raison qu'ils continuaient.

 

Parfois, nous retrouvions notre chambre misérable à la tombée du jour au lieu d'accompagner les noctambules. Elle avait un minuscule balcon qui donnait sur une rue pavée, d'où remontaient des clameurs diverses suivant l'heure. Ainsi, allongés sur un lit qui avait dû supporter un tas de saloperies tant les ressorts semblaient fatigués, on prêtait l'oreille aux alcooliques motivés, aux philosophes improvisés et aux couples embrasés qui se susurraient des niaiseries. Le tout formait une mélodie étrange, un chœur de voix fantomatiques. On se contentait d'exister, d'être réactifs au monde, et pour cela, rien ne valait mieux qu'une petite fenêtre ouverte sur lui.
Quelle plus grande preuve d'amour existe-t-il que de refuser de quitter la chambre alors que Barcelone te fait de l’œil au dehors ? D'autant qu'il est très difficile de faire une crise de jalousie quand on est fait cocu par une ville. Je crois que j'aurais été bien partout avec Anna mais que j'étais mieux ici parce que le décor lui rendait hommage.
Il faut croire que les beautés, au lieu de s’annihiler, peuvent se nourrir l'une l'autre.

 

Depuis des jours, je n'écrivais plus rien, vivre me prenait trop de temps.

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