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Vers Le Phare (13)

7 Mai 2018 , Rédigé par Asoliloque Publié dans #écriture, #verslephare

épisode 12

 

Vers Le Phare (13)

 

 

Amandine n'en est pas à ces considérations. Elle piétine sur place, nerveuse, accablée par sa conversation téléphonique dont je ne sais rien. Je n'ose pas l'inviter à se lancer, ignorant si cette porte ouverte aboutira à une confession ou à un accès de colère.

 

Je mise sur un silence concentré, indiquant ma totale réception.

 

Et puis, fatalement, ça finit par craquer.

 

- Tu penses qu'il y a un moment où les gens se rendent compte du mal qu'ils font ?

 

Elle ne me regarde pas, ses yeux fixent un point de l'autre côté de la route, sans doute choisi par défaut.

 

- Tu m'en dis trop ou pas assez. Et je suppose qu'un oui ou un non ne feraient pas tellement avancer les choses ?

 

Elle fait tomber sa cendre d'une pichenette, qui échoue sur son jean, elle n'y prête pas attention.

 

- Je suis fatiguée de devoir assurer le service après-vente, d'être toujours disponible, même à la rupture, au cas où, parce qu'il se pourrait que si je relâchais ma vigilance, c'est à cet instant que je manquerais à mon devoir, à ce qu'on a placé en moi. Ou alors ce n'est que du narcissisme, je me suis convaincue que j'avais ce rôle, d'appui, sauf que les gens ne sont que des sacs à merde finis qui ne se soucient de toi que quand ils peuvent te couler. Oh, bien sûr, ce sera un hasard, ils t'atteindront quand tu seras au sommet de ta faiblesse, mais ils n'auront pas fait exprès. Ils ne pouvaient pas faire autrement. Tu parles.

- Les gens ? Ou quelqu'un en particulier ?

- Je ne vais pas y couper, n'est-ce pas ?

- C'est comme tu veux. On peut en rester là et rentrer boire jusqu'au bout de la nuit, cracher sur Terrence Malick, vomir sur William, tomber dans l'escalier, bref se perdre. Mais s'oublier permet rarement d'oublier.

- Je n'aime pas remuer les vieilles histoires, on ne devrait jamais rester bloqué sur des conneries pareilles.

- Tu sais comme moi qu'au final, ce sont les vieilles histoires qui te remuent. Alors il faut bien s'y confronter à un moment ou à un autre.

 

Ça me va bien de dire ça, en bonne spécialiste de la procrastination sentimentale. Il est toujours plus facile de déclamer de grandes sentences que d'aligner deux pas sur le chemin de la maturité.

 

L'alcool aide à maquiller son déni en recul sur l'existence.

 

- Tu as vraiment envie que je te saoule avec ça ?

- En tout cas, promets-moi de ne jamais faire la promo de mon livre, tu ne sais pas vendre les histoires.

 

Je sens le deuxième verre me dégriser, et ainsi me déguiser : j'abandonne temporairement mon costume de névrosée coincée pour celui de névrosée désabusée. Je trouve que j'y gagne au change, mais on a toujours cette impression quand on picole, c'est vite trompeur.

 

Amandine a fini sa clope, elle éteint son mégot et le range dans son paquet alors que le sol est jonché des cadavres qui n'ont pas bénéficié du même traitement.

 

- Quand j'étais au lycée, j'ai rencontré un gars, Antoine. Il n'était pas dans ma classe mais participait à mon atelier de théâtre. Au début, il m'a gonflée, avec cette manie qu'il avait de se la jouer Salinger en cultivant son air de Peter Pan blasé et misanthrope. Il refusait de grandir car il trouvait que les adultes étaient cons mais il était le premier à se considérer au-dessus des problèmes de notre âge. Je ne sais pas s'il se rendait compte qu'il incarnait très précisément un stéréotype, lui qui ne voulait pas qu'on puisse le rentrer dans une case. Donc oui, au départ, j'ai été sur la retenue, car je ne peux pas m'ouvrir à quelqu'un qui n'est pas sincère. Je ne demande même pas la transparence, chacun compose avec soi comme il peut, mais au moins une relative honnêteté. Or j'avais le sentiment qu'Antoine ne quittait jamais vraiment la scène, qu'il mesurait chaque parole à l'aune de l'effet que ça pouvait créer sur les autres.

 

Elle fait une pause dans son récit pour avaler une gorgée de bière. Toujours bien penser à s'hydrater au cours d'une rétrospective.

 

- Mais quand on a dix-sept piges, on adore détester ce genre d'enfoiré, parce qu'on se dit que nous, on va arriver à le percer, déshabiller le personnage de son costume clicheton. Tu te doutes de la suite, je suis tombée dans le panneau. Les cours de théâtre étaient notre décor pour un lent apprivoisement mutuel, beaucoup d'engueulades, quelques larmes, et au milieu, des moments épars où l'on parvenait à se comprendre, à se trouver. Ça faisait rire tout le monde, mais je crois qu'on y a pris goût, à ce rôle d'amants maudits, alors que nous n'étions ni amants ni maudits. La bascule a définitivement eu lieu quand on s'est battu tous les deux pour une pièce. Une pièce d'une dramaturge que le hasard m'a fait retrouver en début d'année.

- Sarah Kane ?

- Tout juste. La prof ne voulait pas qu'on la porte sur scène. Elle pensait que c'était caricatural pour des lycéens d'adapter Kane. Sûrement un truc d'emo un peu rebelle. C'est pas nouveau que des vieux cons la résument à une adolescente naïve en crise, elle s'est sans doute pendue pour cette raison. Alors on a fait le forcing, et on a obtenu de pouvoir jouer Anéantis. Les rôles de Ian et Cate étaient tout trouvés.

- Tu as donc dû boire pas mal de gin.

- Même pas, les bouteilles étaient pleines de flotte. Parce qu'on était mineurs. Paye ton hypocrisie, alors qu'on parle de viol, de guerre civile, et qu'on mange un bébé.

- En bonne adepte de la métaphore, Kane n'aurait sans doute pas considéré comme essentiel que le gin soit vraiment du gin.

- Si seulement on avait cherché à nous opposer des raisons artistiques... mais bref. On y a consacré un temps ahurissant. Sarah Kane n'est pas une auteure qu'on aborde à moitié, en pensant à ses exos de maths. Réunis dans une pièce aussi exigeante, qui nous laissait épuisés à la fin de chaque répétition, les dernières barrières ont sauté.

 

 

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