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Hors-champ (10) : A la mémoire d'un certain manque

4 Novembre 2013 , Rédigé par Asoliloque Publié dans #hors-champ, #écriture, #manque

 

A la mémoire d'un certain manque

 

 

Le manque est le meilleur des régimes, il vous creuse le ventre bien plus efficacement que les yaourts allégés. Et l'on n'a même pas besoin d'aller le chercher au magasin, il arrive tout seul, comme un gros chat aux poils rêches, collés par l'aigreur. Il vient se frotter à vous, ponce votre corps de sa peau en papier de verre, vous devenez des chairs à vif, désespérément vulnérables.

Chaque bout de réalité vous attaque alors, vous rappelle à ce qui n'est plus, à ce qui a été enlevé, violemment, sans se soucier d'effectuer une découpe précise. Ça vient arracher ici et là, au hasard. Tout devient insupportable car la vie continue, et elle ne devrait pas, elle devrait se suspendre, faire le deuil de notre carcasse charcutée. Des choses aussi communes que le travail, le métro ou les fiches d'impôt deviennent des insultes, des incursions dans le quotidien aussi peu à propos qu'un clown débarquant au cimetière pour faire son numéro. La banalité se sent obligée de préciser que votre cas ne présente aucun intérêt particulier, qu'on a déjà vu ça, partout, pour tout le monde, on ne va quand-même pas s'arrêter sur des détails stylistiques, le temps est bien assez long, ce n'est pas sérieux.

Tu n'as donc jamais rien vu de sérieux, idiote.

Le manque rend l'esprit anorexique, car on se ferme à chaque possibilité de venir le combler, vomissant scrupuleusement chaque élément apportant une éclaircie. Sens-la, ta douleur, rejette tout le reste, le reste est hors sujet, il faut demeurer cette coquille de noix flétrie, s'enfermer dans ce désespoir sourd jusqu'à son retour.

Et alors que soudainement, enfin, elle est à nouveau là, tout près, résurgence inespérée venue nourrir le vide, le manque devient une distance forcément trop élevée. Ses cheveux, ses bras, sa bouche, ses yeux, ses épaules ses poignets sont proches, mais cette satanée distance, ce gouffre interminable, cet espace infini, le manque vient s'y couler, s'y lover en pacha fatigué.

Et l'on sait que cette distance, on ne pourra plus la supprimer, c'est toujours la moitié puis la moitié puis la moitié puis on se frôle dans la nuit et on tremble et on s'excuse, de l'électricité et du souffle passent, mais on s'en fout de l'électricité et du souffle, le contact agonise, laisse traîner un râle, il sait qu'il n'a pas le droit d'être là, qu'on ne lui abandonnera que quelques miettes rances, et qu'il rentrera avec des crampes d'estomac.

Depuis la sublime épreuve mystique de la séparation, où l'un gagne la libération et l'autre l'espoir de la réparation, c'est à chaque fois le même petit jeu, cette même petite danse où les corps se meuvent à contretemps, où le sien file entre nos doigts. Le manque est une poignée de fumée qui passe devant un lampadaire.

Alors on la suit, on l'embrasse chastement d'une bulle d'espérance, on tourne autour, on gravite, on devient un satellite qui conchie son orbite. On n'a vue que sur ce soleil contre lequel on voudrait venir se brûler un peu, car se réchauffer ne dure pas assez, il faut toujours souffler sur les braises, alors que les flammes elles tiennent, les flammes elles habillent, les flammes elles dorment et étouffent leurs lits de cendres.

Mais malgré les efforts, malgré les insondables ondulations pour quitter les trajectoires assignées, on finit par rejoindre les rivages glacés d'îles solitaires, forcément perdues parce qu'éloignées d'elle. Le manque est l'obligation d'être là où il n'y a plus rien, c'est la survie forcée à une apocalypse que personne n'a remarqué.

Il faut baisser les yeux parce que l'astre grille les rétines les plus exercées. Serrer les poings à défaut de serrer son corps, retrouver la carapace de tôle, mais si mais si tout va bien c'est le froid c'est l'ennui c'est pas grave, et les parfums sont horribles sauf le sien qui fend l'air en deux, il n'y a bien plus que ça qu'on peut saisir l'espace d'un instant, il traverse tout et vient piquer l'âme de sa douceur terrible. Il fait beaucoup de mal très tendrement. On ne peut même pas lui en vouloir.

Et puis même ce dernier fil vient se rompre, jamais en une fois, il s'effiloche avant, fait durer, coupe une a une les cordes sensibles. La musique a fini de se jouer, mais il reste une vibration, cette saloperie de vibration. Elle résonne en nous, à chaque étage, détruit, laisse en chantier.

Arrivent les au revoir, la disparation. Le chantier est un terrain vague. Le manque a apprécié ses passages de relais avec la frustration, il a repris des forces, s'étire tranquillement, se redéploie.

Alors il arrive qu'on se croise au fond de l'obscurité, très longtemps avant et après le jour, et on se trouve ridicule, et on se trouve seul, et on se trouve dévoré à force de ne plus rien avaler. On se trouve bien petit à ne vouloir que des choses immenses.

Et le régime recommence.

 

 

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