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Journal de Sisyphe (20)

17 Mars 2013 , Rédigé par Asoliloque Publié dans #écriture, #journal, #sisyphe

Lundi

Comme tous les cons incapables de jouir pleinement des choses sans les couper en quatre, je me demande souvent dans quelle mesure Anna bouleverse les fondements mêmes de mon existence. J'aurais pu imaginer une sorte de bourrasque optimiste m'arrachant à la déprime, mais chez elle, tout est à la fois plus simple et bien plus nuancé. Anna est en réalité une comète. Terrorisée par la mort et la douleur, elle se lance dans chaque projet avec la violence de l'urgence. Loin de ces idéalistes niais qui ne jurent que par l'éternel Carpe Diem, elle est tout aussi incapable de profiter du temps présent que moi, mais à ma différence, elle convoque l'énergie un peu folle du désespoir pour tout exploser. Cela revient à foncer dans une vitre, se convainquant qu'en la frappant avec la plus grande vitesse possible, on la traversera suffisamment rapidement pour que les débris de verre n'aient pas le temps de s'accrocher à la peau. Vivre avec elle revient à accepter de prendre le train en marche, d'être fouetté par le vent et les branches basses, devenir si concentré par le fait de ne jamais s'arrêter qu'il n'y a désormais plus le temps de penser à être malheureux.

Le bonheur est avant tout une question de mouvement. Il faut absolument viser l'accélération, l'essentiel étant de ne jamais savoir où l'on va.

Avec Anna, la vie est une perpétuelle chute dans les méandres alcoolisés du non-sens. Mais les yeux grands ouverts à l'extase. C'est une futuriste, une Maïakovski des temps modernes, aux seins d'albâtre et à la voix éraillée. Techniquement, il apparaît donc impossible de s'en sortir vivant, d'où l'importance capitale de s'en foutre totalement.

 

Mardi

Au fond, les plus grands artistes ne sont-ils pas ceux qui arrivent à vous faire aimer les gens malgré tout ?

 

Mercredi

Nouvelle salve d'hypothétiques épitaphes.

La claustrophobe : « Sortez-moi de là ! »

La nécrophile : « Vous pouvez vérifier, je suis extrêmement bien conservé. »

L'écologique : « Je suis enfin satisfait de mon empreinte carbone. »

L'écologique 2 : « Pas de pub, svp »

La ludique : « 118.... 119....120... c'est bon, j'arrive ! »

La ludique 2 : « Bon, ça commence à faire long... »

La shakespearienne : « Être ou ne pas être, telle n'est plus la question »

La gourmande : « Y'a que des vers à bouffer, ici ?! »

La mauvaise réception : « Allo ? Allo ? »

L'artistique : « Donc oui, il faut couper l'électricité avant de changer les ampoules »

 

Jeudi

Alors qu'une interruption miraculeuse et momentanée du temps de merde nous permet une petite sortie, nous croisons bien malgré nous un modèle de con moderne. Assis sur un banc comme les couples qui s'ennuient, tâchant de profiter du maigre soleil qui daigne bien se montrer, nous voyons arriver près de nous un homme avec son chien. J'entends à côté de moi Anna murmure un léger « merde... », et sa prévision se révèle juste car le mec se cale sur le banc d'à côté et entreprend de commencer une discussion avec son compagnon à quatre pâtes.

- Tu as été très bon, aujourd'hui, tu as bien couru. Ce soir, je te ferai du bœuf-carottes, hein que tu aimes le bœuf carottes ? Meuh oui. Et je te laverai car tu as beaucoup transpiré.

Il boit un peu d'eau, se relève, et repart en courant, son chien trottinant tristement derrière lui. Un instant se passe sans un bruit, alors que nous essayons de savoir si on souhaite en parler ou non. Anna craque :

- Tu as déjà eu un chien ?

- Je veux pas de gosses, je vois pas pourquoi je m'emmerderais avec un clébard.

- Quand j'étais petite, mes grand-parents en avaient un. Une teigne, quasiment aveugle. Il arrêtait pas d'essayer de me mordre.

- Il a réussi ?

- Non. Un jour, je l'ai jeté dans la cheminée.

- Ah.

- Tant mieux, j'aurais pas voulu finir comme lui. Il va vraiment laver son chien ? Genre avec du shampoing, et tout ? Y'a que moi que ça choque ?

- Ma chère Anna, je refuserais de shampouiner une mannequin russe me proposant les plus lubriques remerciements en échange, alors tu imagines bien l'idée que je me fais du fait de nettoyer un chien.

- Me voilà rassurée. Mais dans le doute, tâche de ne pas approcher de trop près les mannequins russes à cheveux sales que tu viendrais à croiser.

 

Vendredi

Anna fume allongée sur le lit, la cigarette s'élevant de sa bouche comme la cheminée d'un crématorium. A la cime, la cendre gagne progressivement du chemin sur le papier et menace de tomber sur le visage de ma muse amusée par le plafond.

- Tu sais ce que j'aime avec ton plafond ?

- Je m'en voudrais de te voler la satisfaction de me l'expliquer.

- Il est tout craquelé. D'habitude, les gens ont tôt fait de repeindre le leur dès qu'une tâche d'humidité fait son apparition.

- Et ?

- Eh bien le tien on peut le regarder. Avec les plafonds immaculés, l'oeil n'a pas de point d'accroche. Du coup, ça me fout la gerbe.

Je suis donc ravi d'apprendre que si Anna ne vomit pas dans mon lit, c'est grâce à la flemme que je consacre à entretenir mon appartement.

 

Samedi

- Je me souviens parfaitement du jour où j'ai craqué. Je venais d'avoir 22 ans. On était six ou sept chez une pote qui fêtait son anniversaire. Soirée de culs serrés, je pensais qu'à notre âge, on pouvait encore se permettre le plan joint et musique. Mais non, on était tous là, regroupés autour de la table bien nappée pour l'occasion, condamnés à se bourrer la gueule avec une bouteille de rouge à 200 balles. Les petits plats dans le grands, déjà les réflexes de constipés émotionnels, les discussions sans fin sur les futurs boulots de l'intelligentsia lyonnaise. Pourtant, je ne sais pas pourquoi, je restais assise, car c'était quand-même les potes avec qui je rêvais de refaire le monde deux ans plus tôt. Et puis un gars a commencé à parler de son école de commerce, du marché de l'emploi qui se faisait pressant, de ses efforts pour se faire accepter dans un milieu qui pourrait lui renvoyer l'ascenseur plus tard. Le parfait petit discours de l'esclave arriviste. Le message était clair : il allait accepter de se faire enculer pendant quelques années avant de lui-même enculer le plus de monde, car c'est comme ça que le monde tournait désormais. Alors, je me suis levée, j'ai fini mon verre debout car il ne faut pas gâcher, sous les regards médusés de l'assemblée qui semblait trouver totalement improbable que j'interrompe d'un mouvement la logorrhée diarrhéique et ambitieuse du jeune homme. A ce moment, je les ai traités de gros cons, et je me suis tirée. Je les ai jamais revus. Ils ont sûrement des thunes plein le coffre fort et des cravates plein les tiroirs, maintenant. J'ai commencé à faire de la photo, j'ai connu Isa, Diane puis Sabine un peu plus tard, on a créé Octaves sanguines, fait deux trois concerts à l'arrache dans des caves, et vu qu'il fallait bien bouffer, j'ai fait serveuse quelques temps dans des bars où on me faisait pas trop chier. Jusqu'à qu'on se tombe dessus.

- Tu dis ça comme si c'était la fin des emmerdes.

- Tu préférerais que ce soit le début des emmerdes ?

- Oh non, sans doute pas.

- C'est simplement le point où j'en suis. Où on en est. C'est déjà suffisamment difficile d'arriver à se situer dans le présent, je vais tâcher d'éviter de tirer des plans sur la comète.

Souvent, au creux des nuis bleues d'hiver, la meilleure des conclusions est le silence. Et les cheveux désordonnés qui s'emmêlent dans l'obscurité.

 

Dimanche

En guise de protestation face à la totale inanité du monde qui nous entoure, nous ne quittons la chambre que pour les besoins absolument essentiels. Il faudra penser à installer un frigo à côté du lit et à rapprocher les chiottes.

 

 

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