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Journal de Sisyphe (14)

25 Janvier 2013 , Rédigé par Asoliloque Publié dans #écriture, #journal, #sisyphe

Jeudi

Il règne une atmosphère lourde dans l'appartement, un parfum douceâtre, comme dans une serre. Ou un carré de jungle équatoriale. Avec moi pour faire figure de tigre tournant en rond. Anna me regarde déambuler dans le salon, seuls ses yeux bougent, elle a ses jambes repliées sur le canapé et un bras derrière la tête, dans une fausse posture détendue.

- Je t'avais pourtant bien dit de ne pas y aller. Et ce n'était pas par jalousie.

- J'étais curieux, je voulais savoir.

- Il ne faut jamais revoir les gens qu'on a perdus de vue. C'est le meilleur moyen de se rendre compte qu'ils arrivent très bien à vivre sans nous.

- Ce n'est pas ça.

- Qu'est-ce qui s'est passé pour que ça te foute dans cet état ? Elle a un nouveau mec, une nouvelle vie, et alors ? T'espérais quand-même pas qu'elle allait te pleurer pendant trois ans, si ?

- Ce n'est pas ça. Elle a un gosse.

- Ah, d'accord, on y vient.

- Comment ça, on y vient ?

- T'es encore allé t'imaginer je sais pas quoi, t'as vu ça comme un signe ? Un clin d'oeil du destin qui t'indiquait que j'allais bientôt venir te bassiner avec ça ?

- J'ai pas envie de m'emmerder avec toutes ces conneries. Je suis pas fait pour ça. Et je pense qu'on est pas faits pour ça.

- Bon bah voilà, où est le problème ?

- Mais je ne sais pas ce que tu en penses, toi.

- Si tu t'inquiètes à chaque fois que tu ne sais pas ce que je pense, je commence à comprendre pourquoi tu es aussi paranoïaque.

- Oh, c'est facile, pour toi.

- Et pour quelle raison ?

- J'en sais rien. T'es pas comme moi. T'es pas comme nous.

- Foutaises. Tu es tellement obnubilé par ta trouille que t'en oublies que les autres aussi sont capables d'avoir peur. Et c'est pareil pour toute la galerie des émotions.

- Qu'est-ce que t'es entrain de me dire ?

Elle se lève du canapé et vient se planter devant moi. Et vu que tout est naturellement mélodramatique quand elle me regarde dans les yeux, je ramasse le flot sur le coin de la gueule.

- Que je suis là. Ni sur le départ, ni entre deux choix, ni par défaut. Que j'angoisse aussi, que j'aimerais qu'on foute le camp, que je peux plus supporter les gens, qu'on a trop peu de temps pour se prendre la tête sur des sujets secondaires, qu'on se connaît assez pour se tourner le dos sans que l'autre ne disparaisse, qu'on a pas besoin de gosse pour créer un lien entre nous, qu'on est au dessus de ça, que je n'ai pas besoin de preuves, que j'aime ces moments où l'on a pas besoin de parler, que j'aime ceux où l'on parle juste pour dire du mal du monde, que j'aime ceux où l'on parle pour dire du bien des divines exceptions, que j'aime ton salon minable où l'on ne voit rien, que j'aime me réveiller ici même si ton matelas est aussi confortable qu'une vierge de fer, qu'on irait sûrement mieux l'un sans l'autre mais qu'on se ferait chier comme des rats morts, que je ne laisserais personne d'autre rester avec moi quand je panique, car même si à ces instants, je maudits tout et toi compris, je sais que tu vas rester, que tu vas me tenir, que tu ne me plomberas pas ensuite en regards inquisiteurs, et que, merde, que veux-tu que j'te dise ?

Elle se laisse retomber sur le canapé, comme épuisée de sa tirade. Et moi, je ne trouve rien de bien intelligent à dire. J'ai peur de devenir niais et larmoyant, alors je reste planté dans un léger balancement d'avant en arrière, avec ce léger vertige qui accompagne habituellement les premiers verres d'alcool. Anna a déjà repris ses esprits, son énergie violente.

- Allez, viens, je te paye un japonais. Rien ne vaut une lutte homérique face à des baguettes de bois pour oublier ses soucis. Et fais-moi le plaisir d'avancer ton bouquin, t'es insupportable quand tu n'écris plus.

 

Vendredi

Les scènes de rencontre sont les plus difficiles à traiter en littérature comme au cinéma, c'est pourquoi j'éviterai de dresser un portrait trop lyrique de la mienne avec Anna. C'était une simple suite de probabilités trop longue à calculer, que les agnostiques nomment le hasard et que les imbéciles appellent le destin. J'avais exceptionnellement délaissé le Simple d'esprit pour un petit bistrot pas loin de la Part-Dieu dans l'espoir utopique que le changement de décor agirait comme un déclic pour avancer mon manuscrit. Anna, en manque de contrats photographiques, s'était à l'époque résignée à bosser ici comme serveuse. Au bout de quatre martinis et une crise de nerfs contre cette foutue page blanche, ma future muse était venue s'asseoir à ma table.

- Je peux m'asseoir ?

- Vous venez de le faire.

- Oh, c'est juste pour la formule. Je suis sciée.

- J'imagine.

En tant qu'homme à peu près sensé, c'est à dire persuadé qu'il n'a rien à apporter au sexe opposé, j'ai toujours eu vis à vis des jolies filles une méfiance maladive, qui me bloque sur la défensive et me conduit à traquer toute ironie dans les propos adverses. Du coup, Anna me plonge immédiatement dans une profonde paranoïa, qui ne m'a pas quitté depuis.

- T'écris un livre ?

Visiblement, le recours au tutoiement immédiat n'a pas l'air de la gêner.

- J'essaye, oui.

- Un vrai livre ?

- Ça dépend de ce que vous... tu entends par « vrai livre ».

- Non parce que je vois passer trop de cons qui se la jouent Café de Flore avec leur ordi portable alors que ce sont juste des cadres sup' qui remplissent des feuilles excel leur indiquant que la situation est paaas bonne du tout. La version capitaliste du poète maudit, quoi.

- Je vois. Eh bien moi, j'écris vraiment un livre. Enfin, pour l'instant, je regarde mon curseur qui clignote et je me bourre la gueule.

- Ça se défend, comme programme. Pourquoi t'arrives pas à écrire ?

- Ma gonzesse a foutu le camp. Elle a emmené ma plume au passage.

- Comme c'est romantique.

Par exemple, là, mon radar à ironie me lance un gros flash lumineux.

- Ça fait combien de temps qu'elle est partie ?

- Euh, deux ans.

- Ah oui, effectivement, ça commence à faire longtemps. Limite trop longtemps pour ne pas penser à une fausse excuse.

- Il n'y a que des fausses excuses, de toute façon. Et toi ?

- Quoi, moi ?

- T'es uniquement serveuse ? Pas que ce soit spécifiquement ingrat, mais...

- Non, je tapine à mi-temps.

- Sérieux ?

- Mais non. T'as vu les nichons que j'ai ? Ça suffit pas pour la profession.

- Oh, je doute que ce soit un critère éliminatoire. Je suis pas spécialiste, hein, mais je suppose qu'il en faut pour tous les goûts.

- Ben voyons. Et je serais placée à quel rayon ?

- Si ça ne tenait qu'à moi, en tête de gondole.

- Tu m'en vois flattée. Non, en fait, je suis photographe. Enfin... je prends en photo des gens et ils me donnent du pognon pour pouvoir ensuite se pignoler sur leur propre image. Sinon, je suis chanteuse.

- C'est encore une connerie ?

- Pas du tout. Mais bon, disons, que je suis chanteuse comme toi tu es écrivain.

- Tu dois pas chanter beaucoup, alors.

- C'est l'idée. On a un groupe, avec des copines, mais en ce moment, on galère un peu à trouver des coins où ils nous acceptent.

- Vous êtes si violentes que ça ?

- J'ai l'air violente, moi ?

- Absolument.

- Bon. Peut-être que c'est un peu parce qu'on est trop violentes. J'ai envie de m'en griller une, tu m'accompagnes ?

- J'ai pas envie de fumer, là.

- Comment peut-on ne pas avoir envie de fumer ? Tu m'accompagnes quand-même ?

- Attends, je sais même pas comment tu t'appelles.

- T'as pas besoin de le savoir pour me regarder cloper. Mais pour toi, ce sera Anna. Oublie pas de payer avant de sortir, sinon, c'est moi qui vais me faire tirer les bretelles. Et on ne se connaît pas encore assez pour que j'endosse tes ardoises.

 

Samedi

Comme à l'accoutumée, Anna me fait part des plus profondes injustices entaillant le bon fonctionnement de notre société.

- Tu sais pourquoi j'ai arrêté de jouer au billard dans les bars ?

- Non ?

- Parce qu'on ne peut plus fumer dans les bars ! Tu t'imagines ? Faire un billard sans cloper. Bientôt, on devra même jouer sobres.

 

Dimanche

Nous pensons tous à un moment de notre existence, embrigadés dans une vision où l'héroïsme et le romantisme se trouvent en entente parfaite avec l'égocentrisme, que nous sommes capables de sauver les êtres qui nous sont chers, et que s'ils vont mal, c'est simplement parce qu'ils n'avaient pas trouvé la personne à même de les sortir de là, c'est à dire nous. Cette croyance vire à la doctrine quand on est engagé dans une relation officielle, comme si les sentiments sincères et réciproques (dans le meilleur des cas) étaient l'antidote idéal à la dépression.
Puis arrive un moment où l'on fait une croix sur son orgueil, où l'on cesse d'espérer trouver une solution quand il n'en existe pas. Commence alors la partie la plus compliquée du travail, celle qui ne peut s'imaginer qu'avec pour postulat l'amour le plus inébranlable, à savoir se rendre disponible pour limiter la casse. Il faut arriver à se convaincre que le rôle de fusible est le plus beau qui soit : ne pas être en mesure d'empêcher la coupure de courant mais éviter que tous les appareils de la maison ne grillent.
A la différence qu'il faut normalement changer le fusible à chaque assaut électrique trop fort. Combien de chocs suis-je en mesure de subir concernant Anna ? Et combien en acceptera-t-elle pour sa part ?
En bref, à partir de quand l'amour passe-t-il après le sentiment d'être au final d'une totale inutilité à l'autre ?

 

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P
C'est pas comme si c'était d'une originalité folle.
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A
Les gens ne changent pas, quoiqu'on en dise. A partir de là...
P
Je laisse pas mal de chose me convenir alors que je devrais pas.
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A
Sans doute. Après, je doute que me détester t'aide à te remettre à écrire, ou à régler le reste. Mais j'aime autant te garder parmi mes lectrices. La décision t'appartiendra comme toujours. Après, c'est dommage que tu ailles te faire du mal sur ce qui ne le mérite pas...
P
Je te déteste d'arriver à écrire mais en bonne débile que je suis, j'vais continuer à te lire.... et ça me fait te détester encore plus.
Répondre
A
Je sais pas quoi te dire. Rien qui ne me convienne et sans doute rien qui te conviendrait, en tout cas.