Hors-champ (46) : Les Envolées de la tsarine
Texte un peu particulier pour changer, plus factuel que purement "littéraire", qui parlera sans doute à moins de monde, mais c'est un hommage que je me devais de faire.
Les Envolées de la tsarine
Peut-être est-ce mon amour déraisonnable pour la Russie. Peut-être est-ce une attirance plus générale pour les guerrières. Ou alors une passion pour celles et ceux qui ne laissent rien au hasard, qui élèvent leur performance au rang d'art, de récital répété maintes et maintes fois pour que l'espace d'un instant suspendu, le monde se trouve loin en dessous.
Au saut à la perche, ce n'est plus vraiment une métaphore.
J'en suis persuadé, le sport est porteur d'une flamme qui va bien au delà de la compétition et de ces affrontements un peu stériles gangrenés par l'argent et les intérêts étatiques. Le sport communique avec l'humanité parce qu'il dit quelque chose de la beauté, de l'effort, du dépassement, des mathématiques et du théâtre, tout ça en même temps. Le sport, c'est de la dramaturgie à l'état pur, avec ses héros, ses déesses et ses malédictions. Pas pour rien que les Jeux Olympiques sont nés en Grèce.
Et puis il y a Yelena Isinbayeva. La plus grande sauteuse à la perche de l'histoire. Isinbayeva est russe et c'est une évidence, bien au delà de son nom. C'est l'histoire d'une femme trop grande pour la gymnastique, mais qui avait déjà bien intégré la rigueur de cette discipline avant d'être virée de l'équipe. C'est l'histoire d'un bourreau de travail, accumulant les sauts avec une régularité de métronome, c'est aussi l'histoire d'une athlète renfermée, pas vraiment appréciée par les autres compétitrices, ces dernières devant systématiquement se contenter des places d'honneur.
J'ai découvert Isinbayeva en 2004, à l'occasion des JO d'Athènes. Alors âgée de 22 ans, elle a déjà battu 4 fois le record du monde. A Athènes, elle remporte le concours et ajoute un nouveau centimètre au record : 4,92 m. Je tombe en admiration devant cette athlète à la technique parfaite, au rythme aérien, et au regard qui foudroierait un aigle à cent mètres. C'est surtout l'occasion de découvrir ses petits rituels qui lui valent une certaine animosité (jamais vraiment formulée) des autres concurrentes : avant de sauter, elle reste allongée la tête sous une serviette, aveugle et sourde à ce qu'il se passe autour. Quand vient son tour, elle se lève, marmonne pour elle-même quelques paroles (encouragements, prières ?), elle passe la barre et retourne se planquer. Jamais d'explosions de joie, juste un travail à faire. Sobre, efficace, chirurgical.
Les années passent, Isinbayeva écrase quasiment tous les concours auxquels elle participe. En Russie, elle devient une star absolue. Jamais une femme n'a suscité un tel engouement dans le pays, on la surnomme la Tsarine. Jusqu'en 2009, elle va augmenter le record du monde centimètre par centimètre jusqu'à atteindre 5m06, un sommet que personne n'avait envisagé quelques temps auparavant. Et toujours cette même méthode : serviette, expédier les qualifications en ne sautant qu'une fois, hôtel, serviette, expédier la finale en sautant deux fois, record du monde, podium, maison. Ce serait ennuyant si elle n'était pas si impressionnante.
Au même titre qu'Usain Bolt en sprint, Roger Federer en tennis, ou encore Tirunesh Dibaba en course de fond, il y a quelque chose de jouissif à voir le ou la meilleure s'imposer. Bien sûr que les loseurs magnifiques forgent l'histoire, mais voir les légendes du sport repousser les limites de leur discipline fout les frissons. Rien n'a plus de classe qu'un héros au rendez-vous.
(la vidéo ci-dessous est calée sur son saut victorieux, ses acrobaties sur la piste sont à 7 min)