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BARRAGES - Chapitres 22 et 23

15 Février 2021 , Rédigé par Asoliloque Publié dans #barrages

Sommaire de publication. 

 

22.

 

Je n'avais pas imaginé les semaines suivantes de la sorte : Charlotte s'arrachant à moi, à la moindre occasion. Toujours une excuse : une fatigue soudaine, du boulot à finir, un projet dont elle devait discuter avec le reste de son groupe (les profs nous disposaient de plus en plus en équipes aléatoires pour encourager la cohésion globale et éviter les effets de clans, ce qui était relativement pénible).

 

Depuis qu'il faisait trop froid pour aller à la planque, nous avions perdu l'endroit qui n'était qu'à nous, et cela s'en ressentait sur le temps passé ensemble.

 

Ce n'était pas bien compliqué d'imaginer ce qui lui tournait dans la tête : après notre nuit, elle ne savait plus trop où on en était, si notre relation venait d'évoluer d'un coup ou juste de se compliquer. Je n'osais pas aborder le sujet, mes peurs restaient les mêmes qu'avant, la saouler, prendre trop de place. Quand je lui demandais si ça allait, elle me disait oui oui bien sûr pourquoi, et redevenait ombrageuse, voire agacée.

 

Peut-être n'aurais-je jamais dû toucher à cette robe.

 

D'autant que la tension montait chez tous les étudiants. Un concours avait été lancé par une entreprise d'événementiel de la région. Il fallait imaginer la décoration de la façade d'une salle de concert qui allait ouvrir près de Grenoble. Le projet choisi finirait réalisé grandeur nature sur le mur, avec l'assurance du regard de tous les visiteurs.

 

On ne se leurrait pas : c'était encore un moyen de faire bosser des gens gratuitement et de rémunérer en « visibilité » une œuvre qui aurait dû être conçue par un professionnel. Mais on n'avait pas grand chose à se mettre sous la dent pour exister en dehors de l'école, donc à chaque fois qu'on nous draguait en promettant de nous afficher au grand jour, on marchait.

 

Par conséquent, en plus de nos cours habituels, on était désormais tenu de mettre au point une œuvre secrète pour remporter le concours. Preuve de ce climat de suspicion : nous n'avions même pas abordé le sujet avec Charlotte.

 

Cet après-midi, l'atelier était presque vide, il n'y avait que Julien, concentré dans son coin, Rayan, de la peinture jusque sur le crâne, et moi, en retard comme à mon habitude. Charlotte m'avait dit qu'elle passerait mais je ne l'avais pas vue, et je commençais à cesser de chercher la raison de ses absences répétées. Elle m'évitait, point, bien fait pour ma gueule. Restait à savoir si elle serait là le soir au Californian Dreamer, où l'on avait prévu de manger un morceau.

 

Comme je n'avançais pas, j'ai abandonné l'idée de terminer aujourd'hui. J'ai pris ma toile, laissé les deux garçons entre eux, et je l'ai emmenée dans la réserve de Ferrot, où nous entreposions tous les projets en cours. C'était une salle immense et pleine de bazar, où l'on aurait pu passer une journée complète à chiner en vue d'une brocante. Toutes les odeurs se mélangeaient : peinture, alcool, papier usé, moisissure, même. Comme si l'endroit était bâti dans les sous-bois. Ça m'aurait plus inspiré de travailler ici, mais Ferrot avait été clair dès le début de l'année : on rentrait uniquement pour déposer les toiles à notre emplacement puis on ressortait, car une libre circulation de tous les étudiants augmentait le risque de dégradations ou de projets égarés.

 

Je me suis dit que je pouvais très bien aller zoner chez Olivia en attendant que Charlotte me rejoigne, si elle daignait bien le faire.

 

Emmitouflée dans une vieille écharpe, j'ai quitté l'école, luttant contre les bourrasques et la pluie fine. Une fin d'automne comme on les aimait en Isère, qui ne me dépaysait pas trop par rapport à Saint-Étienne. C'est plus la solitude qui me glaçait les os, et j'espérais que cette sensation disparaîtrait à l'arrivée au Californian Dreamer.

 

Sauf que je ne m'attendais pas à voir une voiture de police garée devant. Des agents en patrouille venus chercher un donut comme dans la plus clichée des séries ? Ou bien un événement plus grave ?

Je me suis mise à courir sous la pluie, il fallait que je sache vite avant d'imaginer les pires possibilités.

 

Mais j'ai été refoulée à l'entrée par un garde en uniforme.

 

- Désolé, mais vous ne pouvez pas rentrer.

- Et pourquoi ?

- Il y a eu un braquage, les propriétaires sont en train d'être interrogés.

 

Un braquage, à B. ? Pourquoi pas les Jeux Olympiques ou un décollage de fusée ?

 

- Mais ils vont bien ?

- A priori, pas de casse, juste un vol. Allez, circulez mademoiselle.

- Je pourrai les voir quand ?

- Ça je peux pas vous dire.

 

Il a pas pu me dire, du coup je l'ai expérimenté en live : plus d'une heure à moitié protégée par le porche d'une boulangerie au bout de la rue pour guetter le départ des flics.

 

Quand j'ai enfin pu rentrer au Californian, je semblais sortir d'une compétition de natation synchronisée. Olivia et Chayton étais assis chacun sur un tabouret face au bar, l'air pas plus traumatisé que ça.

 

- Justine ! Qu'est-ce que tu fais là ?

- J'ai attendu que la cavalerie s'en aille.

- Pourquoi tu es aussi trempée ?

- J'ai attende un peu longtemps.

- Mais enfin...

 

Chayton est allé me chercher une serviette à la cuisine.

 

- C'est vrai cette histoire de braquage ? Le gorille devant a pas voulu m'en dire plus.

- Oui. Ils sont arrivés à trois, cagoulés, avec un pistolet. Ils voulaient la caisse. Ils auraient dû venir ce week-end, on fait un meilleur chiffre.

 

Elle a dû sentir que son détachement m'intriguait.

 

- C'est juste que ça nous est arrivé plusieurs fois dans le Dakota. Quand les armes sont en vente libre, ça créé des vocations... bon, je te cache pas que je pensais pas que ça nous tomberait dessus ici, mais c'est la vie. Normalement, l'assurance nous suivra là dessus.

 

Je n'en revenais pas de son calme. C'est à cet instant que Charlotte est arrivée, essoufflée et les cheveux dégoulinants

 

- Salut tout le monde, qu'est-ce que j'ai raté ?

 

 

 

23.

 

Les odeurs de café et de pain grillé me parviennent avant même que je ne rentre dans le diner. Si certaines choses ne doivent pas changer, ça me plaît qu'au moins, ces choses-là soient toujours debout.

 

Quand Olivia me voit débarquer, elle lève un sourcil et vient immédiatement me voir, plantant un habitué au bar. Depuis la mort de Charlotte, c'est ce qui doit la travailler : qu'un nouveau malheur arrive, que je décide de lâcher la rampe moi aussi, ou que B. se transforme en slasher, massacrant ses étudiants un par un.

 

- Tu n'es pas en cours ?

 

Aucun ton de reproche, mais la panique qui pointe, qu'est-ce qui a bien encore pu se passer, ça ne finira donc jamais, pourquoi j'ai quitté Seattle pour m'enticher de deux gamines alors que j'ai jamais voulu faire de gosses, pourquoi je me sens responsable alors que je n'aurais rien pu faire...

 

...enfin, c'est ce que j'imagine.

 

- Non, non, ils m'ont trop saoulé. Mais j'aurais besoin de te parler d'un truc.

- C'est le coup de feu du matin, là, ça peut attendre un petit moment ?

 

Je ne suis pas à cinq minutes. Et après l'adrénaline de mon espionnage bucolique, je sens mon énergie chuter d'un coup. Est-ce que j'ai mangé hier soi ? Hier midi ?

 

- Non non, t'inquiète, je vais... m'asseoir un peu.

 

J'arrive à attraper une banquette pendant que ma vision s'assombrit. La crise d'hypoglycémie entre en scène, et je lui laisse quartier libre. J'entends à peine Olivia me dire qu'elle me ramène quelque chose à manger, je suis attirée par le moelleux du canapé, c'est une longue chute dans la guimauve, un abandon à l'engourdissement.

 

- Justine, est-ce que ça va ?

 

C'est en ouvrant les yeux que je réalise que je suis allongée en travers de la banquette, les jambes repliées en chien de fusil. J'ai la bouche pâteuse et la tête qui tourne, j'ai l'impression que des heures sont passées en un battement de cœur.

 

- Il se passe quoi ?

- Il est bientôt midi, j'ai préféré te laisser dormir.

 

Moi qui n'ai jamais pioncé dans un train de peur de me baver dessus, de ronfler, ou de parler dans mon sommeil, je viens vraiment de piquer une sieste en plein milieu du Californian ?

Olivia doit avoir raison parce que les odeurs ont changé. Exit le parfum de pain grillé, place à une légère fragrance de friture et d'épices.

 

- Tiens, mange un peu, et après on discutera.

 

Elle m'a apporté une assiette d’œufs au bacon, avec des haricots et des toasts, comme si j'étais une ouvrière anglaise. Idéal pour se requinquer.

Je reprends des forces en silence pendant que les clients se succèdent autour de moi.

Drôle de ville, B., où il ne semble y avoir jamais personne dans les rues, mais où les commerces sont toujours remplis, comme si les gens se téléportaient d'une enseigne à une autre.

 

A une table un peu plus loin, Aminata et Camille partagent un repas. Les deux m'adressent un petit geste de la main, mais ne viennent pas me voir. Je les en remercie intérieurement. Je ne veux pas avoir à gérer d'autres interactions que celles nécessaires à mon enquête, je ne veux pas subir les silences gênés ou au contraire le détachement forcé. Aux yeux des gens, je suis une malade ou une folle, à distance de ce qu'ils sont en mesure de comprendre.

 

Mon chagrin se matérialise désormais en nappes de brumes, alternant entre murs denses infranchissables et toile de fond qui floute l'horizon. Je suis incapable de voir plus loin qu'au jour le jour, accueillant avec appréhension le taux de tristesse qui sera le mien à tel ou tel moment. Mon problème est que je voudrais laisser les souvenirs de côté pour qu'ils ne m'engloutissent pas, alors qu'ils me sont indispensables pour résoudre mon enquête. C'est une porte de placard blindé que je dois entrebâiller en espérant trouver à l'intérieur ce que je souhaite, mais que je ne peux me permettre d'ouvrir en grand sous peine de tout me prendre sur le coin de la figure.

 

Olivia n'est toujours pas disponible mais c'est de ma faute, mon coma subit nous a catapulté d'un coup de feu à un autre. Je la regarde se démener entre les tables, revenir derrière le bar, récupérer les assiettes posées par Chayton sur le passe-plats. Toute une chorégraphie, rodée mais épuisante, qu'elle répète invariablement, avec le sourire. Elle aussi doit affronter la brume, mais elle a l'expérience des pertes. Je sais que ses parents sont morts juste après qu'elle est partie aux Etats-Unis, elle n'a pas eu l'argent pour revenir à l'enterrement (sa sœur lui en a longtemps voulu). Puis qu'elle a vécu trois ans avec un connard dans la banlieue de Philadelphie. « Les hommes sont parfois violents, mais ils sont le plus souvent lâches. Ils sont nombreux à ne pas assumer la moindre de leurs responsabilités, faites attention à eux » nous disait-elle, quelques jours après notre nuit avec Charlotte. On avait échangé un sourire un peu gêné, façon de dire « pour l'instant, on a trouvé un moyen assez efficace pour ne pas s'embarrasser d'hommes ».

 

Je ne sais toujours pas l'âge d'Olivia, mais toute sa vie, elle a continué à avancer, d'abord vers l'ouest, puis en venant ici. Je ne sais pas quelle dose de courage il faut, surtout quand on est une femme et donc plus exposée à tout, pour rester droite et motivée par la suite. Serai-je capable de suivre son exemple ?

 

Petit à petit, le Californian Dreamer se vide à nouveau, offrant à ses propriétaires un repos relatif jusqu'à ce soir. Olivia vient s'asseoir en face de moi.

 

- Ça va mieux ?

- J'ai l'impression d'avoir dormi des jours. Ou que c'est la première fois que je dors depuis...

- Je comprends, je dors très mal aussi en ce moment. Ça va qu'il faut faire tourner le resto, ça occupe... alors, qu'est-ce que tu voulais me dire ?

- J'aurais voulu que tu me reparles du braquage que vous avez subi à la fin de l'année dernière.

 

Ses yeux s'agrandissent.

 

- Mais pourquoi ? Ils finiront bien par les retrouver, et puis c'est pas si grave, tu sais, l'assurance a été très réglo sur ce coup-là.

- C'est pas pour ça. Tu m'as dit qu'ils étaient trois, n'est-ce pas ?

- Euh, oui.

- Est-ce qu'il y avait une fille dans le lot ?

- Une fille ? J'en sais rien. Comme je t'ai dit à l'époque, ils étaient tous cagoulés.

- Personne n'a parlé pendant le braquage ?

- Si, un seul des trois, et c'était un homme. Mais dans les deux qui restaient derrière, vu les silhouettes, oui, c'est possible qu'il y ait eu une fille. Ne me dis pas que... (elle s'est penchée vers moi pour pouvoir chuchoter)... tu penses à Charlotte ?

- Pas forcément elle. Mais je n'exclus rien. J'ai l'impression qu'elle versait dans un truc pas net, et ce braquage tombe un peu trop comme un cheveu sur la soupe.

- Ce ne serait pas un suicide mais un règlement de compte ?

- Aucune idée. Mais ça fait déjà un moment que je ne crois plus au suicide. On est tous d'accord là dessus, Charlotte n'aurait pas fait ça.

 

Je sens bien qu'Olivia est tentée de me ressortir le discours de Julien, de me mettre en garde contre ma propension à chercher du sens là où il n'en existe peut-être pas. Du risque de m'y perdre. Mais de ça aussi, elle a l'expérience : elle sait que ce n'est pas en se dressant contre moi qu'elle me fera changer d'avis, qu'il n'y a pas pire que les arguments d'autorité pour démolir les positions adverses.

Elle se contente de :

 

- Fais juste attention à toi. Si tu remues trop la vase, tu ne verras pas les crocodiles sous l'eau.

 

Je ne sais pas d'où elle sort sa métaphore (est-elle passée par la Floride ?), mais elle est assez parlante : il va falloir que je reste discrète si je veux en apprendre plus.

 

- J'ai besoin de savoir. Je ne peux pas juste rester avec ce trou.

- Je sais... C'est simplement que...


Elle ne termine pas, mais là aussi je comprends. Quelque chose du genre « je n'ai pas envie de vous perdre toutes les deux ». Olivia n'a jamais parlé de son absence d'enfants, je ne sais pas si c'est par choix ou pour des raisons imposées. Lors de ses récits de vie, elle a évité soigneusement ce sujet, ou bien alors elle ne l'a pas évoqué parce que ça n'avait aucune importance pour elle.

 

Néanmoins, impossible de nier que la relation que nous avons nouée va bien au delà de celle entre une gérante de bar affectueuse et des clientes régulières. La perte de Charlotte, Olivia l'a largement prise dans les dents. Et je mesure son inquiétude quant à un funeste sort pour moi si je fous trop la merde.

 

Ça ne m'arrêtera pas pour autant, et elle est parfaitement au courant.

 

Alors elle croise les doigts, consciente de son impuissance.

 

 

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