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BARRAGES - Chapitres 34 et 35

23 Février 2021 , Rédigé par Asoliloque Publié dans #barrages

Sommaire de publication. 

 

 

34.

 

Depuis notre altercation au Californian, notre relation était devenue encore plus compliquée. Charlotte semblait faire comme s'il ne s'était rien passé, mais elle ne parvenait pas à retrouver une attitude normale envers moi, alors nos interactions avaient pris une teinte artificielle, faite d’obséquiosités absurdes et de silences incommodants. Sans faire exprès de s'éviter, il était devenu plus facile de ne pas trop se croiser.

 

C'était une atmosphère étrange pour le retour du printemps, je m'étais imaginée qu'on reprendrait possession de la planque, que la saison nous serait bénéfique pour recoller les morceaux, mais le statu quo perdurait.

J'essayais de suivre les conseils d'Olivia, lui laisser le temps, partir du principe qu'elle reviendrait vers moi. Quand je la croisais en compagnie de Julien, plus rien ne montait, je tâchais de me convaincre que notre passé parlait pour nous.

 

Ma vie se résumait à bosser en forêt et bosser dans l'atelier, avec des cours au milieu. Même si nous sortions toutes et tous d'un cursus avant, même si nos études n'impliquaient pas de se plonger dans d'épaisses révisions, on tirait la langue.

 

Un matin, avant le cours de Ferrot, Laurine a carrément balancé sa toile à travers la pièce, devant le regard interdit du reste des camarades présents.

 

- Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que ça peut bien vous foutre ?

 

Elle s'est barrée sans aller la chercher. Il était temps que l'année se termine.

 

Je suis moi aussi partie prématurément, incapable de me concentrer, perturbée par le pétage de plomb de Laurine (dont je ne peinais pas à imaginer la provenance, au delà de la pression de l'école).

Ferrot laissait souvent sa salle ouverte pour qu'on s'y installe en avance, aussi j'en ai pris la direction. Dans les couloirs, il n'y avait pas foule, les autres classes devant être en train de terminer leur premier créneau de cours.

 

Au moment où j'allais poser la main sur la poignée, j'ai entendu deux personnes qui échangeaient à l'intérieur, dont j'ai rapidement reconnu les voix : Charlotte et Ferrot. Et visiblement, il n'était pas content.

 

- Je ne sais pas à quoi tu joues mais ça ne va pas pouvoir continuer comme ça.

- Sinon quoi ? C'est trop compliqué de me faire confiance ?

- Rien ne laisse penser que je peux te faire confiance. J'engage trop de responsabilités pour que tu puisses mener les choses à ta manière.

- Quelles responsabilités ? C'est moi qui fais le boulot, alors laissez-moi gérer.

 

La sonnerie a retenti à ce moment-là et ils se sont interrompus.

 

- Bon, on verra ça plus tard, va t'asseoir.

- Trop aimable.

 

J'ai attendu quelques secondes histoire de ne pas débarquer au milieu de leur joute et je suis entrée l'air de rien. Ferrot paraissait tout aussi détendu et pédant que d'habitude. Charlotte, quant à elle, aussi renfrognée que ces dernières semaines.

 

Je suis allée m'asseoir pendant que nos camarades investissaient eux aussi la classe. Pas de trace de Laurine, visiblement pas encore redescendue de sa crise.

Pendant que Ferrot commençait son blabla, je me suis penchée vers Charlotte :

 

- J'ai entendu votre conversation, juste avant.

- Ah, tu écoutes aux portes, maintenant ?

- Qu'est-ce qui se passe ?

- Rien qui ne te concerne.

 

J'ai encaissé le coup. Ça ne servait à rien que je me braque. C'est mon silence qui a dû la faire culpabiliser car elle a enchaîné quelques secondes après.

 

- Il n'est pas satisfait de mon travail. Il dit que je suis en retard, que je ne mets pas assez en pratique les techniques qu'il nous a apprises.

- Et en quoi ça engage sa responsabilité ?

- C'est pas la sienne spécifiquement, mais celle de l'école. Apparemment, ça fait désordre si des étudiants sont à la rue.

- S'ils voulaient pas qu'on soit à la rue, fallait pas nous mettre en compétition à la moindre occasion.

- Bref voilà, il me fait son petit sermon, mais j'en ai rien à foutre. Mon vrai père s'est tiré, c'est pas pour en avoir un autre de substitution qui me casse autant les couilles.

- Et puis bon, quitte à se choisir un père de rechange, autant en prendre un moins prétentieux.

- Grave.

 

Charlotte a esquissé un infime sourire. Soupçon de connivence. Spectre de complicité.

 

Toujours ça de pris.

 

- Les filles, taisez-vous, on commence !

 

On a attendu qu'il se retourne vers le rétro-projecteur pour lui tirer la langue en même temps, comme des gamines. Parfois, il suffisait d'un ennemi commun pour briser la glace. Ou au moins entailler sa surface.

 

 

 

35.

 

Le commissariat de B. ressemble à une MJC, coincé entre un fleuriste et un vétérinaire. Ce petit bâtiment moche et gris n'est reconnaissable qu'aux deux voitures de patrouille garées devant et son panneau rectangulaire « Police municipale ». En même temps, pas besoin de faire dans la surenchère. A part les braquages et les filles qui tombent des barrages, l'actualité criminelle ne doit pas être trépidante.

 

Je sonne pour qu'on me débloque la porte d'entrée, histoire de bien me laisser le temps de changer d'avis dans l'intervalle. A l'intérieur, trois sièges vissés au sol, une table basse avec des magazines d'avant ma naissance, une grosse bonbonne d'eau avec des gobelets en dessous. Un peu plus loin, l'accueil, le standard, je ne sais quoi, où un agent est en train d'engueuler son ordinateur trop lent. A droite, un couloir vers les bureaux, et peut-être des cellules de garde à vue ?

 

Je rejoins l'accueil.

 

- Bonjour ?

 

L'agent me dit quelque chose, je crois que c'est lui qui m'a remballé le jour où j'ai voulu rentrer dans le Californian Dreamer après le braquage. Il fait mi-temps videur, mi-temps standardiste ?

 

- Bonjour mademoiselle. Vous désirez quelque chose ?

 

Je manque de répondre une baguette et deux croissants, mais l'humour nul n'étant pas réputé comme répandu dans le métier, je m'en tiens à la version initiale.

 

- Je voudrais parler à la lieutenant Deschanel. Elle m'a dit que je pouvais venir la voir.

 

En fait, je viens de réaliser qu'elle m'a filé son numéro et que j'aurais pu l'appeler sans venir ici. Mais le bout de papier doit traîner au fond d'une poche, et encore, pas dit que l'encre ait résisté.

 

- Je vais voir si elle est disponible.

 

Il décroche son téléphone. J'entends la sonnerie dans un des bureaux derrière lui. Apparemment, se lever pour cinq mètres fait partie des interdictions absolues. Il ne faudrait pas risquer de laisser l'accueil sans surveillance.

 

- Entendu, lieutenant.

 

Il relève la tête vers moi.

 

- Elle ne va pas tarder, tu peux aller t'asseoir là-bas.

 

Ça fait partie des choses que je déteste (au delà de la bascule vers le tutoiement) : les indications temporelles non précises. Elle ne va pas tarder, on se voit dans un moment, on s'appelle bientôt. Ça ne veut rien dire et ça implique généralement que j'attende pendant une plombe des gens qui s'en foutent.

 

Mais je suis bien élevée, alors je vais quand même m'asseoir.

 

Sur la table, j'apprends que Lady Diana est morte et que bientôt, on aura tous internet chez nous.

 

Aux murs, des posters format A4 qui me demandent de m'engager, ou qui me préviennent que la drogue, c'est mal. Tout est misérable ici, tout pue la froideur et la désolation. Je me rappelle avoir lu un communiqué larmoyant du Ministère de l'Intérieur qui déplorait que les femmes victimes de viol ne viennent pas plus porter plainte. Comment imaginer qu'une bonne partie d'entre elles ne soient pas déjà découragées à l'idée de se geler le cul sur une de ces chaises de merde, tout en se faisant observer par une affiche de Jean Michel Surveillant Pénitentiaire, avant d'être accueillie par 95% d'hommes qui portent leurs couilles à bout de bras ?

 

Cette salle n'est pas faite pour attendre, encore moins pour rassurer, elle existe pour qu'on se pisse dessus avant de tout déballer, surtout ce qu'on a fait de mal.

 

Les minutes passent, je suis à ça de lire l'article qui explique pourquoi la gauche a de grandes chances de l'emporter en 2002. Voilà à quoi ça mène, les « elle ne va pas tarder ».

 

Je reçois un message sur mon portable, que j'ouvre distraitement. Tiens, numéro inconnu.

Contenu : « rends-nous le fric, ou on te butera comme on a buté ta copine. »


AH.

 

L'impatience et l'énervement qui étaient les miens se subliment instantanément en une vapeur de rage.

Les salopards. Je vais me les faire.

Ils veulent jouer, on va jouer. Ils n'ont pas idée de l'erreur monumentale consistant à menacer quelqu'un qui n'a plus rien à perdre.

 

Il y a quelques mois, un message comme celui-là m'aurait clouée au lit, terrifiée sous ma couette. Aujourd'hui, il me donne juste envie de les prendre un par un et les désosser.

 

Mon téléphone vibre, un appel, cette fois, comme s'ils ne m'avaient pas assez tentée.

 

- Ecoutez-moi, bande de grosses merdes, j'ai pigé le message, mais vous pouvez bien aller...

- Justine, c'est Julien !

- Ah merde, j'ai cru que...

- On a retourné ta chambre !

- Quoi ? Encore ? Ils ne savent rien faire d'autre que foutre le bordel ?

- Ta porte a été crochetée, y'a un peu de bazar, mais pas trop de casse j'ai l'impression.

- J'arrive.

 

Venir ici était une connerie, je veux résoudre cette affaire toute seule. J'entends le flic me héler depuis son ordi au moment où je prends mes cliques et mes claques, je jette un « c'est une urgence, je reviendrai ! » Et je me casse.

 

Je traverse la ville en quatrième vitesse, ce qui ne me prend pas beaucoup de temps, vu sa superficie , et je rejoins le campus.

 

Julien m'attend dans la chambre, il est en train de remettre timidement des choses là où il imagine que c'est leur place. Je me rends compte que ça ne m'affecte pas une seconde qu'ils soient entrés chez moi, de toute façon, ils n'ont pas pu récupérer l'argent vu que je l'ai sur moi. Qu'ils bousillent le reste, il n'y a plus rien à casser en moi.

 

Je dégage un peu de bordel du pied pour rejoindre Julien et lui montre le texto.

 

- Ça a dû les vexer de ne rien trouver ici.

- Merde. Tu as pu voir la lieutenant ?

- Pas eu le temps, tu m'as appelée juste avant. Mais c'est une bonne chose.

- Pourquoi ? Elle aurait facilement pu remonter à l'origine du message et savoir qui l'a envoyé.

- Tu ne comprends pas. Je ne veux pas qu'elle intervienne. Je veux m'en charger moi-même. Je ne supporterai pas de la voir les arrêter pendant que je me fais les ongles.

- Tu vas faire quoi ?

- Attendre qu'ils lâchent leur costume de corbeau et me donnent des instructions claires. Ensuite, on pourra parler.

- Tu n'as pas peur ? S'ils ont tué Charlotte, ils ne s'embarrasseront pas avec toi.

- Je ressens trop de choses pour qu'il reste une place pour la peur. Je veux que ça se termine. Tant mieux s'ils prennent les devants, au moins on passera moins de temps à galérer pour trouver des preuves.

- Je veux t'aider.

- Je ne sais pas si tu en auras la possibilité, mais si tu as moyen d'assurer mes arrières, je prends.

 

Julien opine du chef, comme un officier à qui j'aurais donné un ordre.

 

- Quand je pense que ces raclures étaient à l'incinération. Tu vois, je t'avais dit que c'était une couverture.

- On ne sait toujours pas si c'est eux.

- C'est eux. Kylian et Laurine. Peut-être avec l'aide de Fred et Enzo.

- Ça me fait penser que j'ai croisé Kylian en venant ici.

- Quoi ? Et c'est que maintenant que tu me le dis ?

- Il habite aussi dans la résidence, hein. Il a tout à fait le droit de se trouver là.

 

Ça m'emmerde de ne pas pouvoir prendre les devants, d'attendre comme une bête traquée qu'ils daignent bien m'envoyer des indications supplémentaires. Pour l'instant, ça se résume à « on te voit ». Ils pourraient même me tomber dessus au détour d'un couloir, en pariant sur le fait que je garde la boite sur moi (c'est le cas).

 

Attendre ne suffira pas.

 

Je sors mon téléphone :

 

« Où et quand, bande de champions ? »

 

Un peu de provocation devrait les pousser à répondre rapidement.

 

- Qu'est-ce que tu fais ?

- Je les titille avec un bâton pour pas qu'ils m'oublient.

- Tu risques juste de les énerver.

- Oui, c'est précisément le but.

 

Je renvois un message.


« Par contre, traînez pas trop sinon je balance tout dans un égout »

 

La réponse ne se fait pas attendre.

 

« Demain, 14h. Dans la clairière de la forêt face au barrage. Viens seule »

 

Je montre le texto à Julien.

 

- Tu vois, ça, c'est une indication précise ! C'est quand même pas compliqué.

 

Il ne comprend rien, évidemment, et j'éclate de rire. Première fois que je ris depuis des semaines. Pas de joie, bien sûr, plus jamais de joie. Juste de soulagement.

 

Demain ce sera eux ou moi. Mais au moins on saura.

 

Mon portable vibre à nouveau, un appel, cette fois. Toujours un numéro inconnu mais pas le même que précédemment. Je décide de répondre.

 

- Bonjour Justine, lieutenant Deschanel à l'appareil.

 

Merde, je l'avais oubliée, celle-là.

 

- Euh, oui, bonjour.

- On m'a dit que tu étais passée au commissariat pour me parler. Mais tu es repartie avant.

 

Comment je vais me sortir de là ? J'opte pour l'option petite fille triste.

 

- Je suis désolée. Vous m'aviez dit que je pouvais vous rappeler si j'avais besoin de parler. J'étais en ville, ça n'allait pas fort, alors quand je suis passée devant le commissariat, j'ai pensé à vous.

- Je comprends.

 

Je ne sais pas si c'est un soupir d'empathie ou de déception au bout du fil. Elle espérait peut-être que je la débloque sur son enquête.

 

- Mais ça va mieux, maintenant, je suis navrée de vous avoir fait perdre votre temps.

- Ce n'est pas le cas, Justine. Tu as eu le bon réflexe. N'hésite pas à repasser en cas de besoin.

 

Elle raccroche.

 

Ça, c'est fait.

 

- Bon, maintenant que je me suis débarrassée de miss porte-flingue, il faut qu'on prépare la journée de demain.

 

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