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BARRAGES - Chapitres 10 et 11

3 Février 2021 , Rédigé par Asoliloque Publié dans #barrages

Sommaire de publication

 

10.

 

Charlotte s'est arrêtée en pleine rue.

 

- Ok, alors, ça, c'était pas là la dernière fois.

 

J'ai su de quoi elle parlait quand elle s'est dirigée vers ce qui s'apparentait à un restaurant.

 

- J'y crois pas, ils ont planté un diner ici, en pleine cambrousse iséroise ?

 

Depuis que je la connaissais, Charlotte rêvait des États-Unis (à l'exception de leurs campus étudiants). Engoncée dès la naissance dans un univers trop petit pour elle, rien ne l'emballait plus que ces routes infinies, ces décors en cinémascope, et l'espoir vain de repartir à zéro. A mon sens, c'était comme sa vision de la mort et du suicide, des projections un peu réconfortantes pour se persuader que c'était possible d'être totalement libre quelque part (ailleurs). Il n'y avait sans doute rien de plus fabuleux à trouver aux US qu'ici, mais ça donnait au moins une raison de bouger. Elle voulait même nous prendre deux billets pour San Francisco l'été prochain. Soit elle avait prévu de gagner au poker, soit elle n'avait aucune idée du prix du voyage, mais elle semblait convaincue que ça pourrait se faire à la fin de l'année.

 

Moi, c'était assez simple, j'aurais accompagné Charlotte sur la Lune avec une combinaison pour deux, alors San Francisco...

 

Et effectivement, maintenant qu'elle le disait, le restaurant ressemblait bien aux établissements typiquement américains, où les routiers fatigués ou les amants de passage mangeaient des pancakes en écoutant un morceau de country sur un vieux juke-box avant de reprendre leur chemin.

 

Une enseigne au néon, que nous avions ratée en plein jour, indiquait le nom de l'endroit : Californian Dreamer. Difficile de faire plus parlant.

 

Charlotte s'est jetée à l'intérieur comme une gamine dans une fête foraine. Et moi j'ai suivi, dans cette quête perpétuelle consistant à ne jamais la perdre de vue.

 

Le resto se composait d'un immense zinc le long du mur et de banquettes en cuir séparées par des tables, perpendiculaires aux fenêtres menant sur l'extérieur. Tout de suite à notre gauche, avant le bar, un coin fléchettes déserté (sans doute était-il trop tôt), et deux portes menant aux cuisines et aux chiottes (c'était une manie pour moi de repérer les toilettes dans chaque lieu que je visitais, afin de ne pas me ridiculiser en me trompant de direction au moment fatidique)

 

- C'est trop cool, on se croirait carrément dans Breaking Bad.

- Fais attention à ce que tu verses dans ton café, alors.

 

Une femme était derrière le bar. Habillée d'une sorte de combinaison de garagiste et les cheveux relevés par un nœud comme un œuf de Pâques, elle me faisait penser à Rosie la riveteuse (à la différence que son nœud était noir et non rouge). Elle nous a laissées nous approcher sans nous apostropher comme le font certains tenanciers persuadés qu'on va foutre le camp si nous ne sommes pas prises en charge immédiatement (les vendeuses de magasins de fringues font pareil, elles devraient pourtant savoir que c'est contre-productif).

 

En rejoignant le zinc, j'ai remarqué ses petites rides au coin des yeux, témoignant de « souvenirs de vie » comme disait ma mère, les racines blondes à la base de sa chevelure noire, son vernis vert pomme écaillé. Le genre à être revenue de l'injonction à être parfaite. Qui arrive à supporter le poids des années. Qui se plaît dans ce mi-chemin entre sophistication et laisser-aller, qui a mieux à faire que de s'en soucier en permanence.

 

Elle nous a tendu la main, ce que je n'avais jamais vu dans un tel contexte :

 

- Salut les filles, moi c'est Olivia, c'est bien la première fois que vous venez, non ?


Désarçonnée par cet excès de familiarité, j'ai laissé Charlotte prendre la direction des opérations.

 

- En fait, je suis quasiment née ici, mais on était parties pour nos études. Je crois que c'était un magasin de bricolage, avant.

- Tout juste. On s'est installés avec Chayton il y a un peu plus d'un an, et on a refait la déco. Chayton, viens dire bonjour !

 

Un homme est sorti de la cuisine, dans un tablier blanc immaculé, le teint mat et les cheveux noirs noués en une queue de cheval qui semblait lui tomber jusqu'à la taille. Comme pour Olivia, difficile de vraiment lui donner un âge (début de quarantaine ?). Je me suis demandé si Chayton était un nom amérindien, mais je ne voyais pas trop comment aborder le sujet, surtout au bout de littéralement vingt secondes. Il nous a fait un geste de la main avant de repartir à ses fourneaux.

 

- Vous inquiétez-pas, il est timide. C'est un exploit quand il sort de ses quartiers, mais il est très gentil. Enfin bref. Si vous avez étudié ailleurs, pourquoi vous êtes revenues ?

 

La question pointait systématiquement. Même les commerçants ne comprenaient pas qui pouvait avoir envie de faire le chemin inverse.

 

- Pour l'école d'art.

- Évidemment, j'aurais dû deviner. Qu'est-ce que je vous sers ?

- Un cappuccino. Et pour toi, Justine ?

- Pareil.

- Vachement raisonnables, les filles.

- En même temps, il est dix-sept heures.

- La notion d'horaire sur la picole, quand t'arrives de Seattle, crois-moi, il faut plus d'un an pour se la remettre en tête. Allez vous installer.

 

Et sur un clin d’œil, elle s'est attelée à la préparation de nos boissons.

 

Charlotte était surexcitée.

 

- Tu sais quoi ? Je pense qu'on a bien fait de revenir.

- Tu as bien fait. Moi je suis jamais venue, hein.

- Sans déconner, c'est pas mortel comme endroit ?

- Je reconnais que ça a de la gueule. Et Olivia est cool aussi.

- J'aimerais trop que ce soit ma daronne.

- Tu dis juste ça parce qu'elle voyait pas d'inconvénient à ce que tu commandes un gin tonic au milieu de l'après-midi.

- Il n'empêche qu'elle est moins casse-couilles.

- Vous vous êtes encore engueulées ?

 

Olivia est venue déposer nos cafés. Comme il n'y avait que deux autres personnes dans le Californian, un couple de vieux sur la banquette du fond, je me suis demandé si elle allait s'asseoir avec nous, mais elle a dû sentir que nous avions commencé une conversation à laquelle elle n'appartenait plus, parce qu'elle est repartie aussitôt.

 

- C'est compliqué. Elle a tout le temps la trouille pour je sais pas quoi. Et puis sans compter que niveau fric, c'est pas la joie.

- Elle veut que tu bosses à côté ?

- Je lui ai dit que ce serait trop avec l'école, elle comprend, mais voilà, ça fait une bouche de plus à la maison.

- ...et ton père ?

- Il a foutu le camp sans un regard depuis plus de cinq ans. Sans regrets. Des fois, il m'envoie un chèque pour se donner bonne conscience, mais je sais pas s'il échange encore avec ma mère. Et puis maintenant que je suis revenue ici, ça m'étonnerait qu'il se soit renseigné sur mon déménagement. Ça me ferait bien marrer que le nouveau locataire reçoive du fric de nulle part dans sa boite. Si ça arrive, j'espère que ça sera pour une meuf abandonnée.

 

Je savais depuis longtemps que son père était parti mais Charlotte ne m'avait jamais expliqué la raison de son départ, elle ne le savait peut-être pas elle-même. Y avait-il autre chose que la triste banalité des hommes qui fuient à cinquante ans ? Était-ce un mal pour un bien ? Des dires de Charlotte, il n'avait jamais été violent. Distant, oui, absent, souvent, mais pas violent. Pour autant, était-ce mieux de vivre avec un fantôme de père que sans père du tout ? Pour l'instant, elle n'y répondait qu'avec un goût prononcé pour l'amertume. Ça se décanterait sûrement plus tard.

 


 

11.

 

Olivia me fait rejoindre la cuisine le temps de s'occuper des derniers clients. Elle en touche deux mots à Chayton, pendant que des larmes silencieuses coulent sur ses joues. Elle va tenir jusqu'à la fin du service, parce qu'elle a toujours fait comme ça. Elle m'a raconté les emmerdes avec les mecs, les galères de fric, toutes ces fois où elle a dû partir du jour au lendemain, elle connaît ces situations où ça chavire.

 

Où il faut terminer à la nage sans personne pour t'aider.

 

Donc elle va ravaler le bonbon de lave que je lui ai refilé.

 

C'est la première fois que je me retrouve seule avec Chayton, vu que c'est la première fois que je rentre dans la cuisine. J'ignore comment il fait pour passer ses journées dans 12m² de chaleur et de bruit, mais je doute qu'il y soit forcé. Après tout, c'est plus grand que ma piaule.

 

Il termine de nettoyer ses casseroles, son indifférence de façade me fait paradoxalement du bien. Il n'essaye pas de me sortir des banalités en me disant que ça va aller, que ça va passer, que c'est plus dur au début qu'après, qu'elle va rester dans mon cœur et ce genre de conneries.

 

Je reste hypnotisée par le bruit de l'éponge et du jet d'eau, chaque bruit m'est précieux pour me focaliser dessus. J'ai presque envie de rejoindre Chayton pour m'occuper avec l'activité la plus chiante du monde, récurer du gras, me brûler les mains. Tout ce qui peut être désagréable est un marchepied afin de descendre depuis l'horreur moins douloureusement.

 

Mais maintenant que je suis assise, je n'arrive plus à bouger mon cul.

 

- Comment vous vous êtes rencontrés, avec Olivia ?

 

C'est sorti tout seul, la seconde d'avant je ne pensais même pas ouvrir la bouche.

 

Chayton termine de nettoyer une casserole, comme s'il ne m'avait pas entendue, puis laisse sa vaisselle en plan et vient s'asseoir en face de moi.

 

Olivia lui a dit mais il reste impassible, il semble me sonder pour savoir si ça vaut le coup qu'il se lance dans une histoire, si je suis digne de sa salive. A moins qu'il ne range ses souvenirs pour les ressortir dans le bon ordre.

 

Quoiqu'il en soit, il se lance :

 

- A Aberdeen, dans le Dakota du Sud. J'étais cuisiner dans un petit restaurant depuis plusieurs années, mais on m'a mis à la porte pour une raison que j'ignore encore aujourd'hui. Il faut que tu saches que ma mère était Sioux, et qu'on a pas attendu l'élection de Trump pour que ce soit la merde pour les Natifs. Ma mère m'avait toujours dit : tu as ton nom et ton sang, quoi que tu fasses, ils en voudront à l'un comme à l'autre. J'avais trouvé facilement une place en cuisine, j'en étais venu à me dire que j'étais un Blanc comme les autres, mais la phrase de ma mère est revenue. Tant que j'étais un étudiant sous-payé qui ne la ramenait pas, ça ne posait de soucis à personne, mais quand j'ai demandé à recevoir le salaire en lien avec mes compétences, on m'a fait comprendre qu'en tant que Sioux, je n'avais pas voix au chapitre. J'ai ravalé ma fierté, mais on a fini par me virer quand-même. J'ai rencontré Olivia à ce moment-là, elle traversait le Nord des USA pour rejoindre Seattle, où elle voulait ouvrir un café. Sa voiture est tombée en panne juste à côté du resto dont je sortais avec mes quelques affaires. Elle m'a demandé de l'aide mais je n'ai jamais appris à conduire, encore moins à réparer un moteur. Je lui ai donc proposé la seule chose que je savais faire : lui préparer à manger le temps que le garagiste fasse son boulot. J'avais appris le français grâce à des vidéos de grands chefs d'ici, ça m'a bien aidé. On ne s'est jamais plus quittés. A Seattle, le projet de café d'Olivia s'est effondré, c'était juste après la crise de 2008, tout fermait et le prix des locaux explosait. On a miraculeusement réussi à trouver une place dans le même établissement, elle en salle, moi en cuisine. En 2016, avec l'arrivée de Trump, les choses sont devenues encore plus compliquées, même à Seattle. Olivia a été insultée plusieurs fois parce que sortir avec moi, c'était « anti-patriotique ». Un comble : mes ancêtres étaient là bien avant les leurs. Et moi je me suis fait passer à tabac une fois, en me faisant traiter de... sale mexicain. Le racisme et la bêtise émulsionnés en vinaigrette. On a fini par faire nos bagages, quand la sœur d'Olivia nous a proposé de reprendre les locaux. Chayton veut dire « faucon » en lakota, il était sans doute écrit que je prendrais mon envol à un moment.

 

Il rigole un peu, comme s'il savait que ce n'est pas très compliqué de trouver des symboliques là où on le veut bien.

 

Sans trop me mouiller, je peux assurer que Chayton vient de me parler plus longtemps avec un seul monologue qu'au cours de l'année écoulée. Lui aussi traîne son lot de blessures, et son récit n'a pas grand chose de réconfortant sur l'état du monde. Mais il a trouvé Olivia dans l'affaire, et il ne semble pas regretter le chemin parcouru depuis.

 

Aurai-je le courage d'en suivre un autre que celui que j'avais imaginé aux côtés de Charlotte ?

 

Chayton va descendre d'une étagère une bouteille au liquide ambré et m'en sert un verre. On dirait du rhum mais je ne suis plus en état de différencier les goûts. On partage le breuvage dans un relatif silence, seuls les rumeurs de la salle nous parviennent.

 

Un peu plus tard, je suis attablée face à Olivia dans le Californian désormais vide. Chayton, fatigué de sa confession ou inquiet de la gestion de l'après, est resté terminer d'astiquer sa cuisine.

 

- Je n'arrive pas à y croire.

 

C'est ce qu'elle répète. La tentation est grande de ne pas y croire, mais elle n'a pas vu Maria. Elle n'a pas assisté à cette implosion.

 

- Comment elle a pu en arriver à faire ça ?

- Charlotte n'était pas en forme ces derniers temps, je pense que j'ai raté pas mal de choses, mais jamais j'aurais pu penser que...

- Ce n'est pas de ta faute.

- J'en sais rien.

 

Olivia n'a pas le courage de me contredire, elle se contente de recharger nos verres. Cette nuit, c'est l'alcool qui aura le dernier mot. Ses volutes commencent à prendre possession de mon cerveau, et entre le rhum de la cuisine et le gin d'ici, des souvenirs de l'année me remontent, tous ces angles morts que j'ai ignorés, tous ces affrontements que j'aurais dû aborder autrement, ces moments où Charlotte m'a échappée, et qui ont conduit à ce résultat.

 

Je me rappelle que les flics sont censés m'appeler demain.

 

Il va falloir que je réfléchisse à ce que je vais leur dire.

 

Et à ce que je vais garder pour moi.

 

Au moment de partir, Olivia me dit que ce n'est pas prudent que je rentre toute seule, que Chayton va me raccompagner (elle tient à peine debout elle-même). Mais qu'est-ce que je risque, désormais ? Si quelqu'un me menaçait dans la rue, c'est à peine si je le remarquerais, il verrait sur mon visage que vraiment, il n'y a rien à en obtenir.

 

Quand la porte du Californian se referme derrière moi, que ses lumières plaquent mon ombre sur le trottoir, je me demande si ce n'est pas plutôt mon reflet que je contemple. Je devine Olivia derrière la vitre qui doit se demander pourquoi je reste plantée comme un piquet après avoir fait un mètre dehors.

 

J'ignore si la brume devant moi existe réellement où si ce sont mes yeux qui ont perdu leur capacité à accommoder.

 

Je finis par me mettre en route, au moins pour que le claquement de mes pas fasse oublier le silence qui me tape aux oreilles. Ce silence typique de l'alcool, qui fait de l'absence un bruit à part entière, une sorte d'acouphène plus grave, plus englobant, à rendre fou si l'on a rien d'autre sur quoi se concentrer.

 

J'arrive dans mon lit en me disant que je ne dormirai plus jamais, et je m'endors.

 

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