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Vers Le Phare (19)

22 Juillet 2018 , Rédigé par Asoliloque Publié dans #écriture, #verslephare

épisode 18

 

Vers Le Phare (19)

 

 

Pendant notre absence, les choppes se sont vidées et les joues ont rosi. Il est assez étonnant de remarquer que les gens continuent d'avoir une vie quand ils ne sont pas dans la même pièce que nous, contredisant l'idée que tout n'existe que pour notre seul regard.

Aux modifications subtilement induites par le taux d'alcoolémie montant doit s'ajouter l'installation de William, à savoir une chaise plantée contre le mur du fond et une caméra face à elle, posée sur un trépied. J'entends Amandine murmurer derrière moi « si ça, ce n'est pas de la mise en scène... » et je ne peux qu'acquiescer. Heureusement que la déco sur le mur égaye un peu le cadre, sinon il serait facile de confondre avec une garde à vue. Loin de me rassurer, la banalité du dispositif me laisse une impression de mise à nu vulgaire.

Il y a bien des façons de pénétrer l'intimité de quelqu'un, et l'interrogatoire sous l’œil froid d'une caméra en est une très efficace, surtout quand le responsable se soucie moins des sujets qu'il filme que de son grand projet de cinéma auquel il est le seul à croire.

 

Au passage, je me demande comment il a ramené tout son matos, il ne me semble pas qu'il avait un sac avec lui sur le trajet. Pourtant, c'est une pratique courante du l'étudiant en cinéma, se charrier une quantité astronomique de merdier, comme s'il partait couvrir les attentats en Syrie, en se donnant l'air toujours essoufflé de celui qui n'a pas une minute pour se poser. Comme personne n'a encore été pris en école (et ne le sera sans doute jamais), il faut au moins donner l'air de ne pas être un branleur qui enchaîne les heures en amphi à disséquer des vieux films japonais. Rien n'est trop ostentatoire, il faut construire son petit bout de mythologie, s'ériger en réalisateur prometteur, fourmillant d'idées et de projets, alors qu'en vrai, la seule fiction est ce personnage vide offert aux passants.

 

Égocentrique mais assez peu narcissique, je me suis rapidement lassée de cette mise en scène de soi, ne trouvant pas la contrepartie à la pénibilité de trimballer ces kilos de caméras. Là où mes camarades arrivent sans peine à s'imaginer reporter de guerre, je ne me vois qu'en mule suante et trébuchante, regrettant mon carnet ou mon ordi portable, suffisants pour accueillir les mots qui s'écharpent dans ma tête.

 

Faire du cinéma, c'est aimer déranger tout le monde, gêner la sortie dans les bus, dévier le trajet des touristes, emmêler des câbles, démêler des câbles, porter des trucs, assembler des machins, maudire le vent, le soleil, la pluie, le bruit, s'engueuler avec ses collègues, craindre le départ de ses acteurs, manger des sandwichs le dos contre un sac rempli de batteries de secours, ne filmer que quelques minutes pour au final ne rien garder.

Une page raturée demande bien moins d'efforts pour un résultat équivalent.

 

William se dirige vers nous tel un présentateur télé, les bras ouverts dans une posture qu'il se représente accueillante.

 

- Ah, les filles, on n'attendait plus que vous ! Vous étiez parties vous remaquiller ?

- Tu appelles bien ça comme tu veux, répond Amandine qui préfère lever son verre que relever le sexisme de la remarque.

- Je vous fais le topo. Dans le cadre de mon expérience de cinéma permanent, je m'interroge sur l'impact du média dans le déroulement d'une soirée type, et dans quelle mesure il perturbe le schéma préétabli de discussions sans intérêt noyées dans l'alcool. En ramenant la rationalité dans un lieu qui en est dépourvu, je questionne cette dichotomie par le biais de la caméra.

- Tu veux que je te ramène une boîte de mouchoirs ? Je sens que tu es sur le point d'en mettre partout.

 

Le reste du groupe, déjà passé et retourné aux festivités, s'esclaffe devant le spectacle. William, lui, ne s'en formalise pas, car on ne se formalise jamais de rien quand on est persuadé d'être un parfait génie. De mon côté, quelque chose me tracasse.

 

- Comment ça, discussions sans intérêt ?

- Il ne faut pas se leurrer, la fonction sociale de notre rassemblement n'est pas à aller chercher du côté de la stimulation intellectuelle.

- En admettant que je sois d'accord avec toi, ce qui impliquerait quelques verres de plus et un désespoir profond, c'est avec ton interview que tu comptes combler cette lacune ?

- C'est simplifier le projet de manière assez réductrice, mais l'idée est là.

 

La prétention de William est si fondamentale, si pure dans son essence, qu'elle en est désarçonnante. J'hésite entre éclater de rire et lui jeter mon verre à la tronche. Une des deux options implique de sacrifier du gin dans l'opération, alors je me contente de laisser échapper un ricanement un peu écœuré.

 

Rien n'atteint les gens aussi sûrs d'eux. Ni la moquerie, ni l'ironie, ni le mépris. Ils sont aussi déterminés que le commandant du Titanic, accélérant dans un océan rempli d'icebergs en s'imaginant que l'acier gagne contre la glace. A la différence qu'ils seront les premiers dans les canots de sauvetage en les revendiquant de droit.

William est capable de t'expliquer dans la même phrase à quel point tu es limité, comment il va te sauver la vie, et de te culpabiliser de lui avoir fait dépenser autant de temps. Sans que tu n'aies rien demandé en amont. Le seul obstacle au fait qu'il n'ait pas encore créé de secte, c'est qu'il n'accepterait personne d'autre que lui comme membre.

 

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