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Journal de Sisyphe (19)

10 Mars 2013 , Rédigé par Asoliloque Publié dans #écriture, #journal, #sisyphe

Lundi

Devant la marée basse, nous nous rendons à l'épicerie au coin de la rue pour refaire les stocks.

- Tu peux me rappeler pourquoi on va acheter notre alcool ensemble ? On prend toujours la même chose, du gin pour toi et du martini pour moi. Je pourrais très bien y aller tout seul.

- Vois ça comme un rituel.

- Un rituel ? Tu dois être la personne qui déteste le plus les rituels que je connaisse, à part peut-être moi.

- L'alcool, c'est important, donc j'aime bien l'acheter avec toi. A la différence de mes fringues ou de mon shampoing.

Je ne dis rien mais j'apprécie la réponse. Sans doute que les preuves d'amour peuvent prendre des formes bien diverses.

- Du coup, on pourrait tester d'autres choses, de temps en temps.

- Comme quoi ? Je t'ai déjà dit que le gin est l'alcool parfait.

- J'en sais rien, pour changer. J'ai bien envie de kir, moi, tiens.

- De kir ? T'es sérieux ?

- Pourquoi pas ?

- Tu vires gonzesse ?

- Quel rapport ?

- Le kir est une boisson de connasse. Du genre qui met des couches à ses gosses en préparant la bouffe, mais qui veut quand-même pas qu'on la prenne pour une femme au foyer parce que ça sonne trop prolétaire.

- Anna prise en flagrant délit de cliché sexiste ?

- Concernant l'alcool, absolument. Je ne veux pas te voir boire du kir.

- Parce que le martini, ça fait pas gonzesse ?

- Ça fait raffiné, c'est différent.

- Bizarre, quand tu dis « raffiné », j'entends « pédé ».

- Yann pris en flagrant délit de cliché homophobe ? D'autant que je peux t'assurer que les pédés sont loin d'être tous raffinés...

- Et pour ton gin ?

- Au delà des raisons précédemment évoquées ? Le gin est la boisson des gens qui s'en foutent de passer pour des ringards avec un alcool passé de mode depuis quinze ans. Du coup, ça fait quinze ans que les autres gens boivent n'importe quoi.

- Ça m'avance pas pour mon propre choix... un vieux whisky bien viril ?

- J'ai dit « pas une boisson de connasse », j'ai pas dit « une boisson de gros bourrin irlandais ».

- Get27 ?

- J'ignorais que tu avais seize ans. Tu veux qu'on achète du redbull avec pour faire passer ?

- Je déconnais. Les bains de bouche reviennent à moins cher. Du porto ?

- Le porto s'achète à Porto, point barre.

- Parce que tu penses vraiment que le porto de Porto est fait à Porto ?

- Peu importe, effet placebo.

- Alors quoi ?

Anna prend une bouteille et me la tend.

- Tiens.

- Anna. C'est du martini.

- Précisément.

Elle attrape une autre bouteille sur l'étagère du dessus.

- Et voilà mon gin. Les rituels, c'est ridicule. Mais il ne faut jamais contrarier les habitudes. Surtout concernant l'alcool. C'est bien la dernière chose de fiable.

Je perçois dans le regard de l'épicier nous épiant depuis la caisse un mélange de pitié et d'admiration, j'en déduis que cet homme a beaucoup de talent pour juger les situations. Mais quand on paye nos achats, je remarque chez lui une lueur qui ressemble plus à du désir envers Anna, j'en conclus alors plutôt que je le tuerai rapidement s'il ne détourne pas les yeux. Ma brune n'a rien remarqué, trop obnubilée par ses bouteilles. Question de priorités.

Et si en fait l'alcoolisme aidait à rester fidèle ?

 

Mardi

- Je sais pas ce qu'il lui a pris, je l'ai jamais vu comme ça.

Julia se tord les doigts devant mes vestiges de défiguration.

- C'est pas bien grave.

- Il est à cran en ce moment, il en devient totalement parano.

Je sens qu'elle va me raconter leur vie, ça ne m'intéresse pas.

- Ça va, je te dis. Ce sont des choses qui arrivent.

- Bon.

Silence de fin de soirée.

- Vous devriez venir manger à la maison, un soir. Il verrait que j'ai suffisamment à faire avec Anna pour te draguer, sans vouloir te rabaisser.

- Y'a pas de mal. Tu penses que ça serait une bonne chose ?

- Non, je pense que ça serait une connerie. Mes seize derniers repas à plus de deux personnes se sont terminés par de la vaisselle pétée et des insultes à tout va. Mais ça pourrait être drôle.

- J'y réfléchirai. En tout cas, je serais curieuse de la rencontrer, ton Anna.

- Tout le monde est toujours curieux avant. Après, soit ils en tombent amoureux, soit ils veulent l'assassiner. Comprends bien que dans un cas comme dans l'autre, ça me plaît pas forcément.

- J'imagine. Et moi, je risque quelque chose ?

- Tu veux savoir si elle peut réagir comme ton garde du corps si tu m'approches à moins de cinq mètres ? Pas vraiment le genre, du moins, pas pour cette raison. A moins que tu n'aimes le kir ?

- Le kir ? Euh, non, je préfère les véritables alcools, pas ceux qu'on noie dans le sirop.

- Dans ce cas, je pense que tu ne te prendras pas un taquet venu de nulle-part.

 

Mercredi

Les gens qui ont de l'imagination deviennent artistes. Les gens qui ont des connaissances deviennent avocats. Les gens qui n'ont ni imagination ni connaissances deviennent commerciaux. Les premiers ne gagneront pas d'argent, les seconds en gagneront beaucoup, les troisièmes apprendront comment faire pour en piquer aux autres.

Moralité, on peut être une personne médiocre et un escroc génial. Il semblerait même que ce paradoxe tende à devenir la philosophie du siècle.

 

Jeudi

Sarah Kane, avant son suicide, faisait des crises d'angoisse toutes les nuits à 4h48, ce qui a fortement inspiré sa dernière pièce. Est-ce pour cette raison merdique que je me retrouve vers quatre heures du mat' à avancer mon livre alors que je ne glande rien de mes journées ? Je n'ai jamais réussi à écrire de jour, comme si c'était un oxymore insurmontable.

Anna dort à côté, c'est rare quand elle y arrive, donc j'ai peur qu'elle meure pendant son sommeil, faute de maîtriser son sujet. Une raison de plus pour ne pas avoir d'enfants, j'ai déjà trop la trouille que les gens déjà là disparaissent pour des motifs idiots.

Alors pendant que je joue les poètes maudits avec l'air de celui qui a tout vu et tout connu, je vérifie toutes les cinq minutes qu'elle continue de respirer.

 

Vendredi

Au fil des années, j'ai rempli mon appartement d'un nombre incalculable de saloperies, des plus utiles aux déchets avoués, parvenant progressivement à combler chaque mur, chaque recoin vide. Les psychanalystes rigoleraient de mon cas en me jetant en pâture aux premières années de fac, qui tableraient rapidement sur un manque affectif compensé par cette boulimie décoratrice.

Anna, c'est tout l'inverse. Je suis finalement allé assez peu chez elle – elle préfère débarquer à l'improviste plutôt que ce soit moi qui le fasse, mais les rares fois, je n'ai trouvé quasiment aucun mobilier, pas tellement d'effets personnels à part une grande bibliothèque regroupant livres et musique. Un jour, n'y tenant plus, j'ai voulu connaître les raisons de ce dépouillement, m'attendant simplement à ce qu'elle me dise se foutre de tout ça :

- Je ne sais pas trop. Je ne me suis jamais vraiment sentie chez moi nulle-part. J'ai tendance à considérer mes habitations comme des lieux de passage, sans véritable importance. En fait, je n'accorde pas de valeur aux lieux en soi. Je ne les aime que si j'y ai aimé des gens. Tout mobilier est superflu, on ne remplit les appartements qu'avec des espérances avant, des instants pendant, et des souvenirs après. C'est sans doute pour ça que je ne prends jamais de photos privées. Ce serait considérer que mon cerveau n'est pas capable de garder les meilleurs moments. Si j'oublie, c'est que ce devait être oublié. On fera les comptes à la fin.

Désormais, dès que nous passons des nuits chez elle, je me demande silencieusement si elle m'a accroché au mur, si elle m'a trouvé une place parmi les autres bibelots invisibles.

On a beau se convaincre qu'on ne virera pas comme tous ces cons narcissiques, on en revient toujours à vouloir terminer encadré.

 

Samedi

Quel est le pire, être blasé de tout ou s'extasier pour un rien ?

 

Dimanche

L'écrivain est le plus grand charognard de tous les temps. Il fait croire qu'il invente des histoires, alors qu'il ne fait que digérer ce qu'il a arraché douloureusement à droite à gauche. Je n'y vois aucun mal, mais il faut en terminer avec l'hypocrisie de l'inspiration libérée de tout contexte.

Au fond, les écrivains n'aspirent qu'à une chose, devenir de sublimes vautours.

 

 

 

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