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Vers Le Phare (34)

12 Avril 2019 , Rédigé par Asoliloque

épisode 33

 

Vers Le Phare (34)

 

Le langoureux Wild Horses accompagne notre respiration saccadée, ça aurait fait une belle chanson pour une danse hanches contre hanches mais le rock a eu raison de nous avant, tant pis, il y en aura d'autres.

 

La fin d'un rire, c'est comme après un orgasme, on se sent un peu triste, un peu gêné, fatigué, et si l'on ne veut pas céder à la morosité, il faut vite enchaîner avec autre chose.

 

- Je suis en train de me dire qu'on a oublié quelque chose.

- Ah oui ?

- Je t'avais promis du gin et des pâtes.

- Tu te sens de faire à manger à cette heure ?

- Ça va un peu sonner film français, mais je suis partante. Et tu me remercieras quand l'alcool redescendra et que tu auras envie... de mourir, déjà, et ensuite de dévorer les pieds des chaises.

- Ça me dérange pas, l'ambiance film français, j'ai Agnès Jaoui en adoration, je veux être comme elle à son âge.

- C'est marrant, je trouve que tu lui ressembles un peu. Enfin, quand elle avait ton âge, pas maintenant.

- T'es la première personne à me le dire.

- C'est parce que je suis la seule à te regarder. Non, c'est pas ce que je veux dire, je suis sûre que plein de gens te regardent, mais je suppose que personne n'a pensé à te mettre en relation avec Jaoui, donc ils ont pas fait le rapprochement... et puis c'est pas non plus évident, c'est un peu au niveau du regard et de l'angle du visage... ou alors c'est le blouson de cuir comme dans Un Air de famille... ça se voit que je galère à mort, ou bien ?

- C'est ton problème, très chère.

 

J'aimerais que les secondes suivantes que je consacre à remplir une casserole d'eau chaude soient ponctuées d'une merveilleuse répartie, mais rien du tout, ou alors faudrait-il que je comble le blanc en expliquant que non, vraiment, mettre de l'huile dans l'eau des pâtes pour ne pas qu'elles collent est juste la meilleure idée pour gâcher son huile, et que d'ailleurs, pareil pour le sel, le jeter dans la flotte est inutile ?

 

Amandine ne fait rien pour m'aider, elle a rallumé une clope, c'est sa façon de s'abstenir de parler sans avoir l'air d'être morte sur place. Combien d'années me faudra-t-il pour ne plus lui associer la fumée des cigarettes, ainsi que ce geste, ce poignet cassé vers l'arrière, comme si elle voulait faire tomber sa cendre derrière son épaule ? Cette posture un peu aristocratique, je la soupçonne de l'avoir fait sienne sur une scène de théâtre puis de l'avoir gardée. Le rôle s'est mélangé avec la réalité au point qu'on ne peut plus faire la différence entre ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Je comprends mieux ce qu'elle veut dire quand elle m'affirme ne pas mentir lors d'une représentation. La distinction n'a pas lieu d'être car elle est toujours honnête, quand bien même elle campe un autre personnage : son corps continue d'exprimer sa nature profonde.

 

Il n'y a ainsi rien de plus vrai que ce poignet brisé. Il s'impose de lui-même sans qu'elle n'y fasse plus attention. Au fond, notre vie n'est rythmée que par des processus que nous apprenons suffisamment bien pour les oublier, sur une échelle de liberté qui va du conditionnement à la création artistique. Si nous nions la vérité qui exsude de ces habitudes, de ces comportements que nous avons choisis d'adopter aux dépens d'autres, ou même de ceux qui se sont imposés à nous par la force des choses, alors il ne reste de réelles que les mathématiques (qui sont un sujet d'étude passionnant mais limité). Dès lors, embrasser sa condition d'actrice en révélant les puissances qui sous-tendent ces automatismes, c'est le meilleur chemin qu'on puisse suivre en faveur de la vérité. Il est même possible de trouver beaucoup de poésie à ces routines qui survivent au passage du temps : ce sont les traces de ce qui nous a marqué.

 

Ce poignet, c'est un souvenir imprimé dans un geste. L'origine a sans doute été oubliée, mais il reste ce mouvement, cet aplomb. Amandine ne saurait être plus elle-même que par cette contorsion solennelle. Être amoureuse, c'est faire l'inventaire de tous les signes qui n'appartiennent qu'à elle, pas comme un scientifique qui consignerait chaque élément avec la froideur d'une caméra de surveillance, mais au hasard des chocs sensibles, qui interviennent pendant que toutes les autres personnes à côté de nous restent imperturbables.

 

Aimer, c'est être émue par un poignet.

 

Qu'importe si la cendre, vaincue par la gravité, tombe de la clope pour finir par terre, juste avant qu'Amandine cherche bien inutilement à la faire rejoindre le cendrier posé devant elle. A cette heure, ces petits problèmes de timing ne dérangent plus personne.

 

Je remplis deux bols de pâtes que nous noyons allègrement sous le fromage. Nous avons bien mérité notre régression.

 

- C'est pas le grand luxe, mais faudra s'en contenter.

- J'ai jamais mangé d'aussi bonnes pâtes.

- Elles n'ont rien de particulier, pourtant.

- L'autre soir, après une virée au bar, on est rentré à quelques-uns chez Nicolas, il s'est chargé de cuisiner, je te promets que ça n'avait rien à voir.

- Laisse-moi deviner, il était rond comme une queue de pelle et il s'est dit que si les pâtes rentraient dans la casserole, l'eau trouverait bien aussi une place ?

- La poussée d'Archimède a eu raison de lui. On a eu une sorte de gâteau de coquillettes tout farineux pour résultat.

- Des coquillettes, en plus, vous cherchiez vraiment la merde.

- Bref, tout ça pour dire que, si, tes pâtes sont fabuleuses.

- Bénies soient les règles élémentaires de la physique.

- Ça s'accorde bien avec le gin, en plus.

- Tout s'accorde bien avec le gin, c'est le problème. On en oublie de boire de l'eau.

 

Ce que je me force à faire, directement à la carafe, faute de verres propres disponibles. Amandine me suit, rate à moitié sa bouche, ça me rappelle le début de soirée où elle s'est gourée de la même manière, ce qui peut laisser supposer que l'alcool est moins en jeu qu'une maladresse naturelle.

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