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Journal de Sisyphe (50)

13 Octobre 2013 , Rédigé par Asoliloque Publié dans #écriture, #journal, #sisyphe

Samedi

 

Je suis à l'horizontale, collé au sol. Plutôt dans un lit, sans doute, car le sol est mou. Le plafond est d'un blanc très ennuyeux.

- Comment va notre belle au bois dormant ?

C'est Anna, sur le lit d'à côté.

- Quelle heure il est ?

- Un peu plus de minuit, je crois. Les toubibs ont dit que t'avais fait une crise d'hypoglycémie.

- Ça me paraît être un diagnostic crédible.

- Depuis combien de temps tu mangeais plus ?

- Depuis que j'étais avec toi ici, je voulais pas être entrain de me battre avec un distributeur de barres chocolatées quand tu te réveillerais.

- T'es quand-même con, tu le sais, ça, au moins ? On a pas idée de se mettre dans un état pareil.

- La prochaine fois, je prendrai des rations sur moi. Mais c'était hors de question de te laisser toute seule. Pas négociable.

- Et borné, avec ça.

- Si tu veux, on fera chambre à part quand on rentrera à la maison. On attendant, on se contente de lits séparés. Et va pas me sortir que t'aurais préféré que je sois pas là.

- Je veux juste pas que les gens se mettent en danger pour moi.

- Je suis pas les gens. Et il y a quand-même plus dangereux que manquer de sucre dans un hosto.

- La table basse peut pas en dire autant.

- C'est mon premier homicide involontaire de mobilier, j'espère que tu m'en voudras pas trop.

- C'est bien mon problème principal. Je n'arrive jamais à t'en vouloir très longtemps. Parce que contrairement à toi, je me rappelle du reste, je fais la moyenne. Et je sais que la moyenne dit que j'ai moins souvent envie de mourir avec toi que sans toi.

- Rien à voir, donc, avec ma pitoyable tentative d'auto-réhabilitation ?

- Oh non, ça, c'est toi qui en as besoin, pour moins culpabiliser. Je le sais bien que tu t'en es mordu les doigts, comme je sais bien que j'aurais peut-être pas dû partir comme ça. Je crois surtout que maintenant, je m'en fous, je veux juste qu'on se tire d'ici.

 

 

Dimanche

 

Devant l'insistance d'Anna de quitter l'hôpital, peu habituée à rester au lit contre son gré, le docteur Charier se voit contraint de reconnaître qu'elle s'est admirablement remise de son coma. Pour la forme, il lui somme de le prévenir si elle a des migraines, des nausées ou autre signe inquiétant. Anna me grommelle dans le couloir « si j'avais dû appeler un toubib à chaque fois que ce monde me foutait la gerbe, j'aurais un lit à mon nom ici ».

 

La voiture d'Anna étant bousillée, je la ramène chez elle. Le voyage est silencieux, elle regarde par la vitre les barres d'immeubles, les lignes de la ville se croisant indéfiniment, les pigeons assommés par l'ennui. Voit-elle tout ça différemment, maintenant ? Fait-elle désormais partie des gens pour qui la vie se révèle à elle-même après qu'ils ont respiré l'odeur rance du trépas ? Je n'ai pas besoin de lui poser la question, elle laisse échapper un « mouais » qui suffit largement ; les pigeons sont toujours des pigeons.

 

Ça faisait longtemps que je n'étais pas venu chez Anna. Je me sens soudainement mal à l'aise, intrus, comme un porteur de bagages qui attend son pourboire avant d'aller retourner voir un autre client.

- Tu veux que je te laisse ?

Ce qui veut évidemment dire « Je peux rester avec toi ? »

- Je t'interdis de me laisser.

 

Si toutes les interdictions rendent aussi heureux, alors la liberté ne m'intéresse pas, gardez-là.

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